Les algorithmes, nouvelle arme secrète de l’industrie musicale?

Deus ex machina © Focus Vif
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

En quelques années, l’algorithme est devenu la nouvelle arme secrète de l’industrie musicale, l’outil indispensable des plateformes de streaming pour cibler toujours mieux les tendances et les publics. Et détecter les tubes qui feront chavirer la planète?

Il suffit de consulter son fil d’actualité pour s’en convaincre: plus que jamais, l’algorithme est au centre des conversations. À moins que, dans une mise en abyme dont Internet a le secret, ce ne soit les algorithmes eux-mêmes qui aient poussé le sujet? Non, Pierre Lebecque confirme bel et bien. « Je ne me l’explique pas forcément mais visiblement, le terme est en effet à la mode. » Récemment, c’est TF1 qui sollicitait encore le musicologue-sociologue liégeois. Pour cause: en 2015, il lançait Musimap, société belge pionnière dans le domaine de l’intelligence artificielle et de la confection d’algorithmes musicaux, devenue incontournable dans le secteur. « Contrairement aux plateformes vidéo, le streaming musical n’a pourtant pas spécialement augmenté durant le confinement. Peut-être les gens se demandent-ils simplement davantage d’où viennent les conseils musicaux qu’on leur donne sur le Net? »

L’algorithme fascine en effet. Et interpelle, suscitant beaucoup de fantasmes. Invisible, inodore et incolore, son influence est devenue considérable. Comme la recette de l’escavèche, ses ingrédients sont connus, mais sa combinaison secrète. Chacun a la sienne: celle qui percera le mieux les goûts de ses auditeurs, afin de leur proposer des sélections toujours plus pertinentes. À force, pour l’industrie musicale, il est devenu incontournable. Et pour les plateformes de streaming, l’élément clé qui fera la différence. L’été dernier, le grand Quincy Jones, 88 ans, a d’ailleurs rejoint le capital de Musimap. Quelques mois auparavant, c’est l’Ircam qui franchissait le pas. Lassé de voir ses ingénieurs partir fonder leur propre start-up (le cas Nilan, racheté en 2017 par Spotify), le prestigieux institut français fondé par Pierre Boulez a lancé Ircam Amplify. Loin des recherches fondamentales et de l’avant-garde musicale prônées traditionnellement par l’établissement, Amplify est tournée vers l’entreprise. Les chantiers sont multiples. Il s’agit par exemple de mettre au point des interfaces vocales pour robot, d’imaginer des logiciels de doublage perfectionnés. Mais aussi de fournir des outils qui permettent de décrypter le plus finement possible un morceau de musique et les émotions qu’il suscite, et livrer ainsi des recommandations de plus en plus précises.

Les algorithmes, nouvelle arme secrète de l'industrie musicale?
© source: Musimap

C’est le nerf de la guerre: dans la masse musicale présente sur le Net, la force de l’algorithme est de faire gagner du temps en choisissant pour vous les musiques que vous êtes susceptible d’apprécier. Flippant? « Le cerveau humain est en soi une suite d’algorithmes, souligne Pierre Lebecque. Quand je me demande le matin si je dois prendre mon parapluie ou pas, mon algorithme personnel prend en compte la température, la couleur du ciel, l’intensité des nuages, la force du vent, etc. Autant de paramètres qui me permettent à la fin de trancher. » Sauf que dans le cas des plateformes de streaming, la décision est guidée par une machine. « Certes, mais on n’est pas en train de demander à l’algorithme de guider nos choix politiques, ce qui serait plus problématique, voire franchement inquiétant. Ici, on laisse juste la machine fouiller dans une matière musicale aujourd’hui tellement énorme que le cerveau seul ne pourrait de toute façon pas la traiter. Dieu sait si j’aime et écoute de la musique, mais au-delà des 10.000 morceaux, mon esprit est perdu. Je sais que je les ai entendus, mais est-ce que je suis capable de les retrouver au bon moment? » Depuis le départ, c’est la grande quête de Pierre Lebecque, le noeud de ses recherches menées d’abord au sein du projet The World Is A Mix, puis Musimap: comment débroussailler la jungle musicale? « Quand un réalisateur me demande de lui proposer des musiques pour telle scène, située dans les années 40, avec un personnage triste et un deuxième plus cynique, par quel bout le prendre? Dans ce cadre-là, l’algorithme est une sorte de superdisquaire qui, sur base de paramètres qu’on lui a donnés, va trier dans les 60 millions de références qu’il a en stock, et proposer les titres les plus adéquats. » Même principe pour une publicité, par exemple: quelle musique l’annonceur devra-t-il glisser dans sa publicité s’il veut toucher tel type de public? En étudiant à la fois le contenu et le profil des consommateurs, l’algorithme cherche le meilleur « match ».

Smart curation et désillusions

En effet, l’algorithme n’analyse pas seulement chaque morceau qu’on lui confie, en le décortiquant selon une série de critères bien précis: tempo, durée, tonalité, suite d’accords, type de voix, genre musical, etc. Il scrute également la consommation de l’auditeur, dont il établit le profil. C’est la fameuse mention « si vous avez aimé ceci, vous aimerez cela »: en même temps que le mélomane écoute la musique de son choix, la machine se met elle-même à l’écoute du mélomane…

L’une des conséquences est que les titres les plus joués seront aussi souvent les plus proposés. « C’est le principe du « collaborative filtering« , qui a dominé les premières années de l’intelligence artificielle et de la recommandation, précise Pierre Lebecque. En gros, si Spotify constate que dix playlists reprennent systématiquement les trois mêmes morceaux, toutes les autres playlists qui n’en jouent que deux se verront proposer le troisième. Le résultat est que ça favorise les morceaux qui ont déjà une large audience. » Autrement dit, contrairement à ce qu’elles essaient souvent de faire croire, les plateformes de streaming sont peu enclines à proposer de la découverte. Du moins, si elles laissent totalement les mains libres à leur algorithme. D’où la volonté de réintégrer un peu d’humain dans l’équation, histoire de corriger les défauts de la machine? C’est ce que le chercheur-essayiste Frédéric Martel a nommé la « smart curation« , sorte de meilleur des mondes qui combinerait la recommandation humaine à la puissance de recherche des machines. Il semblerait toutefois que la formule ait ses limites. Dans son ouvrage Boulevard du stream, paru en 2017, le journaliste Sophian Fanen interrogeait un développeur de la plateforme Deezer, s’exprimant anonymement: « En fait, les gens ne font aucun effort. On a mis en place plein d’outils qui permettent de découvrir la musique, mais ils ne les utilisent pas. Ils veulent juste retrouver ce qu’ils connaissent déjà. C’est vraiment frustrant de voir que dès que l’on augmente la part de découverte dans une playlist, le temps d’écoute diminue. »

Les algorithmes, nouvelle arme secrète de l'industrie musicale?
© source: Musimap

Même quand ils essaient de rectifier le tir, les services de streaming restent donc d’abord des distributeurs de « contenus » plus que des entreprises musicales. « Comment pourrait-il en être autrement?« , écrit d’ailleurs Damon Krukowski dans son essai Ways of Hearing. « Personne dans ces compagnies -absolument personne- n’écoute tout. C’est, humainement, impossible. » Résultat: le but des plateformes est de réduire au maximum le « bruit » autour d’un morceau -son contexte, son histoire, son sens, son importance sociétale, etc.- pour ne plus devoir prendre en compte qu’un simple signal, auquel seraient assignés une série de tags.

Hit machine

Malgré son « apparente » objectivité, les voies de l’algorithme restent pourtant bien souvent impénétrables. Krukowski a pu s’en rendre compte par l’absurde. Il y a quelques années, Strange, titre relativement anodin de son ancien groupe, Galaxie 500, est devenu le morceau le plus écouté de leur catalogue Spotify. Comment Strange, jamais sorti en single, et mentionné dans aucune playlist, a-t-il pu se frayer son chemin dans la masse? Même chez Spotify, on était perplexe. Au final, il est fort probable que ce soit l’activation automatique de la fonction autoplay qui ait stimulé l’activité de Strange, dont les caractéristiques purement musicales correspondaient alors à plusieurs autres morceaux très populaires. « Aujourd’hui, explique Krukowski au webzine Stereogum, aux yeux des auditeurs de Spotify, nous sommes devenus le groupe du morceau Strange. Il est devenu notre emblème. »

Sans toujours le savoir, ni le vouloir, les algorithmes peuvent donc faire remonter des titres inconnus, voire créer leurs propres tubes. Pour les plus enthousiastes, ils sont même capables de les prédire. C’est le cas par exemple des outils développés par la start-up finlandaise Hyperlive. Du moins si l’on en croit les dires de son patron Geoff Luck, interrogé récemment dans Le Monde. « Nous avions dit que Yummy de Justin Bieber serait un hit. Il est monté numéro deux au Top 100 de Billboard« , signale par exemple le site web d’Hyperlive.

En Suède, le label SNAFU Records s’est également fait une spécialité de repérer les chansons susceptibles de cartonner, pour les signer ensuite sur son catalogue. Il passe ainsi en revue quelque 150.000 morceaux chaque semaine sur YouTube, Spotify, Tik Tok et SoundCloud. Il faut dire que la production musicale a pris des proportions gigantesques. Dont une partie non négligeable est le fait d’artistes non signés, distribuant et produisant seul leur musique. À l’algorithme de repérer dans cette masse de musique le prochain gros carton planétaire?

Pour Pierre Lebecque, ce n’est évidemment pas aussi simple. « Pour moi, c’est une blague. On peut évidemment pointer un morceau qui d’une semaine à l’autre passe de 1000 à 100.000 écoutes. Mais sur la simple analyse de son contenu, je n’y crois pas. ça reste quand même une science « molle ». Et si vous pouvez retrouver des caractéristiques communes dans les dix tubes du moment, il ne faut pas oublier que derrière, 10.000 autres morceaux qui partagent les mêmes critères sont, eux, passés à la trappe. » Ce n’est donc pas demain que les robots prendront la main sur les hit-parades. À moins que?

Trois questions à Jean-Marc Lederman

Musicien boulimique (lire aussi notre critique de son livre/CD The Mysterious Manuscript of Gabriel Garcia Marquez), Jean-Marc Lederman a collaboré au projet The World Is A Mix, avant que Pierre Lebecque ne crée Musimap. Mais il est aussi particulièrement remonté contre les plateformes de streaming. Comment voit-il dès lors l’importance grandissante des algorithmes?

Les algorithmes, nouvelle arme secrète de l'industrie musicale?

En termes de recommandation musicale, l’algorithme est-il un outil utile?

Potentiellement, oui. Le problème est qu’il n’est jamais complètement neutre. Derrière, il y a toujours un humain qui a calibré l’outil. Et c’est rarement un musicien. En l’occurrence, l’algorithme est souvent formaté pour répondre à un certain modèle économique. Avec pour conséquence qu’à partir d’un outil extrêmement puissant, on en arrive à des propositions souvent très réduites. En gros, le système fonctionne plutôt bien pour les artistes mainstream. Si vous aimez Coldplay, il y a peu de chance que l’algorithme vous propose d’enchaîner avec Boards of Canada. À l’inverse, si vous êtes fan de Boards of Canada, il aura plus de mal à vous contenter.

L’outil peut-il servir à prédire de futurs tubes?

Cela reste quand même très hypothétique. L’Histoire de la pop est remplie de tubes qui n’auraient pas dû en être. Qui aurait pu dire que Laurie Anderson allait obtenir un hit avec O Superman, un morceau dépassant les 8 minutes? Donc, à nouveau, cela dépend de comment l’algorithme a été calibré, dans quel intérêt. Chez Spotify, par exemple, on s’est rendu compte qu’il y avait une demande pour une musique de fond un peu facile, au piano. Résultat: ils ont lancé un studio qui compose ce genre de morceaux à la chaîne. Si vous tapez une recherche « ambient work music », l’algorithme va directement vous diriger vers ces productions.

De plus en plus, les algorithmes sont également utilisés pour composer. Vous y croyez?

Récemment, un algorithme a réussi à refaire un titre de Nirvana. Donc oui, c’est possible. Sauf que c’est un mauvais morceau de Nirvana. J’ai toujours travaillé avec des machines. Et quelque part, l’algorithme et l’intelligence artificielle sont des outils comme les autres. Mais quand je les utilise, je veux le faire de la même manière qu’avec un synthétiseur: en trouvant la faille qui va me ramener vers le sentiment et l’émotion. Car au final, seul un robot peut vraiment communiquer avec un robot. Et je ne parle pas de Daft Punk…

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