Laurent Raphaël
L’édito: Veux-je m’épouser?
Décidément, le mariage n’est plus ce qu’il était. Après s’être ouvert, certes timidement -20 pays dans le monde dont dix rien qu’en Europe-, aux autres combinaisons possibles (homme-homme et femme-femme pour les distraits), voici qu’on apprend que de plus en plus de personnes convolent en justes noces avec… elles-mêmes. Si on ne peut pas encore parler de lame de fond, la « sologamie » -c’est son nom- ferait des émules aux Etats-Unis, au Canada, aux Pays-Bas, en Suède ou en Grande-Bretagne.
A part le passage devant l’autel et devant l’officier d’état civil -la loi n’avait pas prévu cette coquetterie…-, la cérémonie ressemble à un mariage ordinaire, avec robe blanche en satin, demoiselles d’honneur, bague au doigt, discours gênants ou grisants des proches, voyage de noces, sans oublier les promesses de fidélité et le serment fait à son nombril de lui garantir respect, secours et assistance -on n’est jamais trop prudent…
Les motivations pour se marier en solo sont diverses et variu0026#xE9;es.
Les motivations pour se marier en solo sont diverses et variées. Certaines -jusqu’ici ce sont apparemment surtout des femmes qui se disent « oui »- veulent simplement montrer par ce geste qu’elles se suffisent à elles-mêmes. D’autres en font une étape sur le chemin de la connaissance de soi, affirmant qu’il faut d’abord s’aimer soi-même -le travail d’une vie- avant d’oser envisager une relation à deux. D’autres encore s’en servent comme d’un électrochoc pour réparer un ego en piteux état. D’autres enfin l’envisagent pour casser le cercle vicieux de l’attente du prince charmant. De même que le fumeur fait une grosse fiesta le jour où il décide d’arrêter de fumer pour de bon, de même aussi ces épouses marquent symboliquement le coup pour montrer au monde, et à elle-même, qu’elles n’ont plus besoin d’une âme soeur pour jouir de la vie.
En filigrane, et même si ce n’est pas toujours revendiqué comme tel, la démarche -inventée en 1993 par une Californienne pour consolider ses 40 ans de célibat, et popularisée par un épisode de Sex and the city en 2003, nous apprend Libération- a des accents féministes, et même post-patriarcaux. Plutôt que de combattre les bastions de la domination masculine, on les détourne à son avantage. La preuve, la sologame, si elle fait l’impasse sur l’autre sexe, ne fait pas pour autant une croix sur d’autres attributs ordinaires du couple, comme avoir des enfants. On peut toutefois se demander s’il n’y a pas une contradiction à vouloir sceller cette déclaration d’indépendance de corps et d’esprit par un rituel codé qui renvoie forcément à une pratique ancestrale confite dans son conservatisme… Peut-être parce que, comme le déclarait avec un brin d’ironie Michel Déon, « le célibataire est celui qui prend le mariage très au sérieux« . A moins que le mariage soit considéré comme une prise de guerre que l’on exhibe avec fierté…
Il serait facile de tourner tout cela en dérision, de voir dans cette autocélébration, au choix, une nouvelle preuve de la décadence de nos sociétés, une manifestation de plus d’un besoin maladif de nouveauté, une forme déviante de narcissisme, voire un symptôme de dédoublement de personnalité, qui ferait qu’on se marie moins avec soi-même qu’avec son autre moi fantasmé…
Ce serait passer à côté de la dimension plus sociologique du phénomène. En creux, cette nouvelle coutume nous révèle des choses sur notre société. Comme le fait que les moeurs se déclinent désormais à la carte. On garde l’institution mais on la débarrasse de ses oripeaux encombrants: la routine, les compromis, les habitudes déplaisantes de l’autre… À une échelle plus large, la sologamie renforce aussi l’idée d’un fossé grandissant entre les sexes, creusé à la fois par la révolution sexuelle qui a rendu la vie à deux plus compliquée, les rôles n’étant plus clairement définis d’entrée de jeu, et par un déclassement relatif des hommes au plan professionnel, qui fait que les femmes, de plus en plus éduquées, acquièrent leur autonomie financière et cultivent d’autres centres d’intérêt que leurs congénères. Le tout sur fond de montée en puissance d’un individualisme à cran, dont le repli identitaire des peuples serait en quelque sorte la version grand format.
Une autre différence de taille avec le mariage classique: dans ce cas-ci, le divorce est impossible. Quand bien même la cohabitation avec soi-même deviendrait compliquée…
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