Laurent Raphaël

L’édito: C’est bon pour la morale

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

C’est une question qui revient régulièrement à l’avant-plan, comme une poussée de fièvre saisonnière: l’art doit-il être moral? Une question à double sens, qu’il est prudent de distinguer pour ne pas mélanger les torchons et les serviettes sémantiques.

Première interprétation possible: un film, un roman, une pièce de théâtre doivent-ils s’imposer des limites morales? Et si oui, lesquelles? Seconde facette, plus subtile: l’art a-t-il pour mission ou vocation de défendre une position morale particulière, quitte à prendre une tournure quasi militante? Si la politique n’est pas loin dans les deux cas, on sent bien intuitivement que les enjeux idéologiques sont différents. Et que les partisans d’une vision restrictive et orthodoxe de la création ne sont pas du même bord que les adeptes d’une expression artistique qui défend avant tout une cause sociétale, que ce soit l’égalité des genres, la lutte contre le racisme ou le libre choix de l’orientation sexuelle. Signe d’une grande nervosité sur le marché des idées actuellement, il ne se passe pas un jour sans qu’un nouvel incendie ne se déclare autour de ces deux barils de poudre.

L’art doit-il u0026#xEA;tre moral?

Ainsi, quand la Monnaie est attaquée à l’échelle européenne par la Fédération Pro Europa Christiana pour sa représentation, jugée pornographique, de Jeanne d’Arc dans l’oratorio mis en scène par Romeo Castellucci, c’est au nom de l’inviolabilité supposée de la religion et de ses symboles. Sous-entendu: l’art est juste bon à remuer l’eau tiède ou à servir de faire-valoir décoratif. Quand elle interroge, quand elle dérange ou quand elle choque, même à bon escient, une oeuvre non consensuelle est automatiquement conspuée et accusée de faire le lit de la « gauchiasse ». Le divin est invoqué -parfois c’est le mauvais goût- pour imposer ce qu’il faut bien appeler de la censure. Une tentative de mise sous cloche de la liberté de création qui coïncide avec la montée en puissance des populistes. Ce n’est pas un hasard. On connaît le peu d’entrain des régimes réactionnaires pour toute pensée dissonante, perçue comme une menace contre un ordre fantasmé. S’il faut lutter de toutes ses forces contre ce simplisme, il faut aussi combattre le vent du relativisme moral qui s’est engouffré par la porte arrière du néolibéralisme et donne des ailes à tous les procureurs de vertu. Une alliance contre-nature se dessine ainsi entre une gauche molle et spongieuse et une droite dure comme un coin de table.

De morale il est encore question mais sous un autre jour avec ce phénomène en expansion: les manifestations qui veulent faire passer un message, souvent politique, par le média de l’art. Comme le déjà ancien Pink Screens à Bruxelles, ou comme les biennales qui se parent d’écologie (la Manifesta de Palerme en 2018 par exemple), ou par extension comme le festival d’Avignon quand il place le féminisme au coeur de sa programmation. Nécessité fait loi, dira-t-on. Et ce ne sont là que de légitimes et encore modestes tentatives de rétablir un semblant d’égalité. Sauf qu’ici aussi, la morale a parfois bon dos pour excuser une forme de radicalité et d’entre- soi. Voilà comment on en arrive à reprocher à un Blanc de se préoccuper de la cause des Noirs (justifiant l’infamante étiquette de réappropriation culturelle) ou à un homme de se glisser dans la peau d’une femme. Pour quelques opportunistes pourtant faciles à identifier qui font main basse sur les attributs d’une culture réduite à sa caricature, on veut faire taire toute parole humaniste, imposant de fait une sorte de black-out qui n’est pas moins liberticide qu’une fatwa, même sous des dehors plus décontractés. On n’a pas fait le reproche à Harper Lee de ne pas être noire ou un homme. Cela ne l’a pas empêchée d’écrire un des romans les plus brûlants et les plus critiques sur la condition des Afro-Américains dans le Sud pendant la Grande Dépression dans le déchirant Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur.

On le voit, placer le curseur de la morale dans l’art n’est pas simple. D’autant qu’il faut aussi compter sur des initiatives certes louables mais qui jouent avec le feu. L’exposition Design du IIIe Reich qui s’est ouverte aux Pays-Bas récemment n’a rien du rassemblement de nostalgiques s’échangeant des breloques de la Gestapo, et pourtant cet événement qui veut mettre en garde contre l’instrumentalisation du design par la propagande s’aventure sur un terrain glissant, prenant le risque de promouvoir ce qu’il dénonce. Il ajoute du brouillard au brouillard. Il vaut mieux parfois laisser les images dans la boîte de Pandore en attendant des temps plus lisibles…

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