Serge Coosemans

Le tweet effrayant de l’année

Serge Coosemans Chroniqueur

Une bête blague sur Twitter à base de Clinton, de Pokémons et de Blink 182 n’est-elle vraiment qu’une bête blague sur Twitter ou plutôt la preuve que l’amnésie digitale n’est pas un concept à la noix? Serge Coosemans fact-checke et juge, le temps d’un Crash-Test S01E43 pour une fois moins hilare qu’un poil angoissé.

Avant que Nice et la Turquie n’occupent toutes les conversations, il s’est passé sur le Net un drôle de truc vraiment bizarre, bien chelou, en fait passablement effrayant: un tweet parlant de Pokémons, de Blink 182, de Clinton et de Tarzan a été retweeté, copié/collé et partagé des dizaines de milliers de fois sur les réseaux sociaux et sur les médias spécialisés. Des gens ont donc trouvé ce truc marrant, pertinent, touchant, adorable alors qu’en fait, il est nul et truffé d’erreurs. « Tout le monde rejoue à Pokémon, Blink 182 a une chanson numéro 1, un Clinton est dans la course à la présidence et Tarzan est au cinéma. Bienvenue en 2001 », dit ce fameux tweet. Faites le test, partagez-le, montrez-le. Il fait sourire et penser au bon vieux temps, donne l’impression rassurante que l’histoire n’est qu’un éternel recommencement. Pourtant, il a quasi tout faux. Bill Clinton dans la course à la présidence en 2001, vraiment?

C’est l’erreur la plus flagrante du tweet. En 2001, Clinton n’était bien entendu pas dans la course à la présidence et ce, pour deux raisons très simples: 1. les élections présidentielles américaines se sont tenues en novembre 2000, 2. après deux mandats (1992 et 1996), Clinton ne pouvait légalement pas se représenter. « Oui mais en 2001, Bill Clinton est encore resté président un moment, donc la blague tient », m’a-t-on répondu sur Facebook alors que je le faisais remarquer. En 2001, Clinton est effectivement encore resté trois semaines à la Maison-Blanche, avant de céder sa place à Georges W. Bush le 20 janvier, mais « être président en toute fin de mandat », ce n’est pas « running for president ». En 2000, Hillary Clinton était sinon principalement considérée comme le principal cerveau d’un gros scandale immobilier, une cocue finie, une folle qui parlait aux esprits, dont celui de Gandhi, ainsi qu’une femme. Absolument pas quelqu’un de présidentiable, donc, ce qui l’exclut forcément elle aussi du gag. Ce qui nous amène donc à penser que « le Clinton » de la blague est Al Gore. Or, c’est là que ça devient éventuellement nauséabond puisque caricaturer Al Gore et Bill Clinton en couple gay inconséquent et débiloïde était en fait dans les cercles réactionnaires de la fin des années 90 ce que l’on appellerait aujourd’hui un mème. Et donc, si « a Clinton’s running for president » ne peut être qu’Al Gore, il est permis de croire que la blague chercherait en fait à faire passer Gore pour le toyboy d’un gros obsédé sexuel, ce qui était l’image principale de Clinton en toute fin de mandat. Je n’y crois pas trop, vu que je ne pense même pas qu’aux yeux du petit millenial qui a sorti cette grosse connerie de tweet, Al Gore passe pour quoi que ce soit d’autre qu’un vieux pote écolo de Radiohead qui a fait un film sur la pollution du siècle dernier.

Passons dès lors à Blink 182. Il est aujourd’hui passablement compliqué, vu la multiplication de charts prétendument « officiels », de retrouver la position réelle de tubes d’il y a 15 ans. Si on croit une petite recherche sur la version anglophone de Wikipedia, il semble toutefois que Blink 182 n’ait en fait jamais eu d’indiscutable numéro un en 2001. Le groupe a cartonné, ça oui, mais visiblement, les trois singles tirés de l’album Take off Your Pants & Jacket (The Rock Show, First Date et Stay Together for the Kids) ont respectivement été au mieux classés numéro 2, numéro 6 et numéro 7 dans les charts du Billboard. Or, ce qui est encore plus étonnant, c’est que si l’on va sur la page Blink 182 du site du Billboard, des trois morceaux cités, c’est bien The Rock Show qui a le mieux marché, mais toutefois sans ne jamais dépasser la 71e place du classement! Bref, il y a de quoi rester dubitatif (NdlR: cette chronique sera amendée si quelqu’un a de meilleures infos à ce sujet). Par contre, ce qui est certain, c’est que le Tarzan des studios Disney est sorti au cinéma en juin 1999 et en DVD en février 2000. Autrement dit, en 2001, il ne devait plus rester des masses de salles de cinéma pour le projeter, 2001 ayant d’ailleurs surtout été pour Disney l’année de Monster, Inc.

Quelle importance, tout ça? Pourquoi chercher à fact-checker une petite blague sur Twitter? Comment oser avancer que le succès de celle-ci est effrayant, surtout après un week-end aussi tragique? Ce n’est qu’un petit message qui plaît parce qu’il rappelle aux gens leur jeunesse, un passé fantasmé meilleur, une année 2001 plutôt cool dans pas mal de souvenirs, jusqu’en septembre du moins. Peu importe donc que cela soit vrai ou faux… Mais justement, c’est parce que cette andouillerie précède un coup d’État en Turquie qu’elle en devient effrayante. « L’histoire se répète », « ça me rappelle 1980, quand j’étais gamin », n’ai-je pas arrêté de lire sur les réseaux sociaux alors que l’armée turque tentait de prendre le pouvoir vendredi soir, il est vrai pour la cinquième fois depuis 1960. Or, l’histoire ne se répète pas, mais pour le savoir, il faudrait déjà la connaître ou du moins, prendre la peine de se renseigner. Se renseigner sur qui défend principalement cette idée d’histoire cyclique aussi, et pourquoi, parce que ce n’est pas forcément jojo ni dénué d’arrière-pensées. Mais si les gens ne le font pas pour une petite blague voulue légère, pourquoi le feraient-ils pour quelque chose d’aussi complexe que l’histoire tortueuse des rapports entre la Turquie politique et son armée, une affaire qui s’étale sur plus d’un demi-siècle? Pourquoi n’iraient-ils pas là aussi préférer un raccourci séduisant, même si passablement faux? Pire encore: si une blague pourrie situant en 2001 des évènements pop-culturels majeurs de 1999 et 2000 est à ce point applaudie, n’est-ce pas la preuve que « l’amnésie digitale » (1) n’est pas un concept à la noix, mais bien quelque chose de drôlement problématique? Enfin, si votre filtre à couillonnades laisse passer une telle énormité « qu’un Clinton dans la course à la présidence en 2001 », comment va-t-il fonctionner aux prochaines carabistouilles sorties par la coalition kamikaze, Maggie Theresa & Bojo La Blonde, le commissaire divisionnaire Valls, Vlad Poutine, Donnie Trump et autres Erdogan? Continuellement réécrire l’histoire vu que de toute façon les gens s’en foutent, ça ne vous rappelle rien? Le 1987 d’Orwell, par exemple?

(1) En gros: plus vous passez de temps sur les réseaux sociaux, plus vous avez des chances d’oublier complètement ce qui s’est réellement passé dans le monde quelques années auparavant.

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