SUJETS DIFFICILES, PROPOS PERCUTANT, FORME VISCÉRALE ET VIRTUOSE… EN TROIS FILMS À PEINE, STEVE MCQUEEN S’EST IMPOSÉ COMME L’UN DES AUTEURS LES PLUS SINGULIERS DU PAYSAGE CINÉMATOGRAPHIQUE DE SON TEMPS. DÉCRYPTAGE D’UN STYLE À NUL AUTRE PAREIL À L’HEURE OÙ SORT SON PUISSANT 12 YEARS A SLAVE.

Vidéaste, sculpteur, photographe, cinéaste: il y a plusieurs Steve McQueen. Et l’on ne parle bien évidemment pas ici de la malencontreuse homonymie entre le célèbre interprète de Bullitt et ce quadragénaire britannique installé à Amsterdam aux allures de massif nounours black. Celui qui se destinait à une carrière de peintre en entrant dans une école d’art en 1989, avant d’être adoubé internationalement dans le domaine des arts visuels, est devenu ainsi, quelque 20 ans plus tard, un réalisateur instantanément accompli, signant à ce jour trois longs métrages en forme de vraies propositions de cinéma, plutôt du genre à laisser des traces: Hunger en 2008, Shame en 2011 et enfin 12 Years a Slave aujourd’hui, indiscutable favori dans la course aux prochains Oscars. Formaliste travaillé par la question de l’image et des corps, McQueen a en effet développé dès ses débuts à l’écran un style fort et unique, tenant à une série de caractéristiques récurrentes à envisager comme autant d’obsessions auteuristes. Tentative de décodage en cinq temps.

1. Des sujets sensibles

Interrogeant le radicalisme politique dans Hunger à travers la grève de la faim au finish menée en prison par le héros de la cause de l’armée républicaine irlandaise provisoire Bobby Sands, l’addiction au sexe d’un yuppie new-yorkais qui perd pied dans Shame ou encore l’esclavagisme sudiste et ses abominations dans 12 Years a Slave, McQueen s’est rapidement imposé comme le spécialiste des sujets forts, difficiles, sensibles, dérangeants, dont il s’empare à bras-le-corps. Littéralement, d’ailleurs, puisque le corps, en souffrance, poussé dans ses ultimes retranchements, constitue l’un des motifs centraux de son cinéma. C’était déjà le cas dans Bear, courte vidéo qui le fait connaître dès 1993 et où deux hommes nus luttent et s’enlacent, pris dans une valse-hésitation entre violence brute et attraction érotique. C’est d’autant plus vrai dans ses trois longs métrages, ne cessant de questionner l’usage, bon ou mauvais, qui peut être fait du corps humain: corps sales et amaigris dans Hunger, à la jouissance désincarnée et mécanique dans Shame, abusés et meurtris dans 12 Years a Slave. Dans un récent entretien accordé par McQueen à Michel Ciment de la revue Positif, le cinéaste britannique analyse son intérêt sans cesse renouvelé pour le motif corporel, et la physicalité de son oeuvre, en ses termes: « C’est lié aux récits que je fais et qui parlent de la violence qu’exercent les hommes sur d’autres hommes ou sur eux-mêmes. C’est une réflexion sur la vie en général. »

2. L’influence picturale

Artiste polymorphe, McQueen puise son inspiration dans un éventail de disciplines diverses, à commencer par la peinture, obsession de ses jeunes années, pour composer ses images, esthétisantes et parfaitement équilibrées. C’est ce gardien de prison fumant sa clope devant un mur de briques monochrome tandis que la neige tombe dans Hunger, c’est le visage parcheminé d’un Michael Fassbender arrivé au climax de son odyssée sexuelle néantisante dans Shame, ce sont les corps nus et marqués d’esclaves rompus au rituel d’une toilette rudimentaire dans 12 Years a Slave. Au moment de représenter le corps famélique de Bobby Sands, McQueen s’est par exemple référé au travail d’un Delacroix. Tandis qu’il confie volontiers avoir cherché à se rapprocher du style de Goya sur le tournage de 12 Years a Slave. Ainsi, dans une interview donnée au site Rotten Tomatoes: « Goya a peint les plus horribles tableaux représentant violence et torture, mais ça reste d’incroyables et exquises peintures. L’une des raisons pour lesquelles elles sont si magnifiques, c’est parce qu’il nous dit: « Regarde, regarde ça. » Si vous peignez mal, ou si vous ajoutez des perspectives erronées, vous mettez davantage l’accent sur ce qui cloche dans l’image que sur l’image elle-même. » Ajoutant encore, sur le plateau d’une émission hollandaise: « Tout est dans la représentation. Il ne s’agit pas de faire un beau tableau, mais de le rendre vrai. »

3. Une mise en scène virtuose

Cette quête d’authenticité se réalise chez McQueen dans une mise en scène très pensée, structurée, et aboutie. Au service d’un cinéma un peu raide, parfois, à la beauté clinique (Shame) ou virtuose (12 Years a Slave), et où la forme menace constamment de vampiriser le fond, mais dont McQueen tire à chaque fois profit pour atteindre un degré supérieur de vérité. Comme quand il se montre capable de transformer les contraintes matérielles du tournage en force plastique qui fait sens, l’extrême exiguïté des cellules devenant par exemple la clé de la mise en scène résolument claustrophobe de Hunger. McQueen, toujours à la télévision hollandaise: « Les limitations de l’espace dictent la façon dont on filme. Mais dans ces limites, vous êtes complètement libre. D’abord, vous trouvez ça trop petit. Puis vous avez des idées. Les lieux vous donnent les limites et celles-ci vous donnent la liberté. » Une liberté qui irrigue des images très construites, donc, à l’élaboration complexe desquelles il conviendrait encore d’ajouter un travail précis sur le son et sur la musique, éléments déterminants de son cinéma, pour des films pourtant saisissants de réalisme. Notamment, on y vient, dans la durée peu commune des plans qui les composent.

4. L’art du plan-séquence

Chacune des réalisations de Steve McQueen se structure autour de plusieurs plans-séquences mémorables, pivots de films soucieux d’inscrire leur action dans une durée. Ainsi de Hunger, film de peu de mots, si ce n’est dans ce plan-séquence fixe, hallucinant, de 17 minutes entre Sands et le prêtre tentant en vain de le décourager d’entamer une grève de la faim à l’issue assurément funeste, allant jusqu’à l’épuisement de la parole, des protagonistes et même, tant qu’on y est, des spectateurs. Là encore, rien n’est gratuit, la scène fonctionnant comme la mise en abyme parfaite du film lui-même: le cadre de l’image est une prison, n’autorisant aucune échappatoire. A propos du plan-séquence, dingue techniquement, intenable émotionnellement, de 12 Years a Slave où une jeune esclave est sauvagement fouettée, McQueen explique au magazine Positif: « Je souhaitais que le public n’ait aucun répit, que l’on ait le sentiment du temps réel et que l’on soit là physiquement. La tension devait être préservée. »

5. Un acteur surdoué

Militant décharné dans Hunger, accro au sexe au bord de l’abîme dans Shame ou propriétaire de plantation dégénéré et malsain porté sur les amours ancillaires dans 12 Years a Slave: Michael Fassbender est le visage du cinéma de Steve McQueen. Si, en effet, John Ford avait son John Wayne, Truffaut son Léaud, Fellini son Mastroianni, Scorsese son De Niro ou Herzog son Kinski, McQueen semble quant à lui avoir trouvé en la personne du formidable acteur germano-irlandais qu’il a largement contribué à révéler le vecteur idoine de son approche physique du cinéma. Steve McQueen, dans les bonus du DVD de Shame: « Notre relation est vraiment basée sur la confiance. Nous sommes honnêtes l’un avec l’autre. Quelque chose passe naturellement entre nous. C’est comme tomber amoureux, on ne sait pas pourquoi, c’est comme ça. »

TEXTE Nicolas Clément

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