SUCCÈS DE FOULE ET D’ESTIME POUR LA 10E ÉDITION DU FESTIVAL QUAIS DU POLAR, À LYON. UNE ÉDITION MARQUÉE PAR JAMES ELLROY, REPRÉSENTATIF À LUI SEUL D’UN SECTEUR LITTÉRAIRE À LA FOIS FÉBRILE ET EN PLEINE FORME.

La crise? Quelle crise? A regarder les chiffres qui ont clôturé la dixième édition du plus grand festival international, et en tout cas en français, consacré à la littérature noire, qui se tient chaque année à Lyon le premier week-end d’avril, on pourrait penser, mais un peu vite, qu’elle ne passe pas par le polar. En trois jours, plus de 25 000 thrillers, romans noirs et autres mauvais genres ont été vendus -par une poignée de libraires indépendants!- à une foule de convaincus estimée à plus de 60 000 personnes: un record. Une fréquentation à la hausse de plus de 20 % par rapport à la précédente édition qui démontre à elle seule la bonne forme de ce genre littéraire protéiforme qui continue d’être mal aimé des puristes: un livre sur quatre vendus en France et en Belgique aujourd’hui est un polar, au sens très large du terme. Des chiffres impressionnants et qui parlent d’eux-mêmes, autant que l’ambiance qui a régné trois jours durant à Lyon, dans l’énorme hall de sa chambre de commerce transformé en foire du « mauvais » livre, mais aussi dans tous les autres lieux de la ville qui célébraient le polar: conférences, rencontres, lectures, sélection de films, expos BD… Des dizaines d’événements qui tous ont affiché sold out, et qui ont unanimement ravi les 80 auteurs présents, venus du monde entier -à l’image du polar d’aujourd’hui. Parmi eux, des stars du livre comme Camilla Läckberg, George Pelecanos, Frank Thilliez ou Caryl Ferey, dont les files d’attente pour une dédicace auraient fait pâlir de jalousie Amélie Nothomb elle-même. Dans la mêlée, mais au-dessus du lot, l’énorme James Ellroy, quintessence du roman noir contemporain, et véritable héros de cette 10e édition, où il fut mis à toutes les sauces.

Un succès donc, qui ne semble pas connaître la crise. Sauf à chercher un peu, et à voir, par exemple dans une telle mise en avant du maître américain et auteur du Dahlia Noir un signe pas si paradoxal de la fébrilité du secteur: James Ellroy a été encensé trois jours durant pour… la sortie d’une nouvelle mineure, accompagnée du teaser de son prochain grand livre, en vente l’année prochaine.

Pour continuer à gratter un peu au-delà ce succès de foule et d’estime, il suffisait d’abord de se promener dans les travées et les moult cocktails, une mini-Duvel à la main: si le genre affiche une forme insolente, les acteurs qui l’incarnent, de l’auteur au libraire, font un peu plus la moue, et ne sont pas épargnés par la crise économique qui frappe le secteur du livre dans son ensemble, déjà largement évoquée ici ou ailleurs. Les libraires indépendants -particulièrement précieux pour la visibilité des mauvais genres- luttent aujourd’hui pour leur survie face à des marges en baisse et à l’essor des ventes en ligne.

Quant aux auteurs, il fallait être sourd pour ne pas entendre, cachée par ces quelques arbres stars, la forêt du polar bruisser de son mal-être latent: comme en BD, la surproduction actuelle explique presque à elle seule la relative stabilité des chiffres de vente. Et derrière une poignée de best-sellers, c’est désormais une masse de livres qui affichent des tirages -et donc des ventes, et donc des droits d’auteur- en baisse. Pour le dire vite, la middle class littéraire tend à disparaître: pour un énorme succès, combien de ventes à 500 ou 1000 exemplaires? Un phénomène de distorsion et de dépendance à quelques énormes vendeurs, encore accentué, en France, par les effets de la mondialisation: référence incontournable et très identifiée il y a 20 ou 30 ans, le polar français peine aujourd’hui à se distinguer face au déluge des traductions et à l’énorme réservoir à thrillers venus de l’étranger. Mais comme en BD, une certaine fuite en avant semble être aujourd’hui encore la seule réponse actuelle du monde de l’édition à cette évidente fébrilité. A l’image de l’accueil réservé à l’Américain James Ellroy, et à son dernier livre, Extorsion.

Extorsion, petite bombe

On ne présente plus l’auteur du Dahlia Noir, de L.A. Confidential ou de la récente trilogie Underworld USA. Dès 1981 et Brown’s Requiem, le natif de Los Angeles s’est imposé comme un auteur majeur du polar contemporain, proposant une vision particulièrement pessimiste et complexe de l’Amérique de l’après-guerre, elle-même violente et corrompue. Le « Dog » nous a habitué à des romans fleuves d’une incroyable densité, d’abord hantés par sa mère assassinée en 1958, voués ensuite à une totale réécriture de l’histoire politique de son pays. Or, rien de tout ça dans son dernier opus, si ce n’est le talent écoeurant de son provoc d’auteur: Extorsion n’est ni une brique de 800 pages, ni une intrigue labyrinthique nourrie par des dizaines de personnages. Non, le dernier opus de James Ellroy, qui lui vaut les honneurs de Quais du Polar, de toute la presse et d’un plan marketing maousse, est une nouvelle de moins de 130 pages, jugée mineure par son auteur lui-même (lire ci-contre), mais contenant (surtout?) deux chapitres de son prochain livre Perfidia, dont aucune date officielle de sortie n’a encore été annoncée par Rivages, mais qu’il s’agit déjà de (sur)vendre…

Perfidia s’annonce en effet comme un grand rendez-vous -le retour d’Ellroy et de son personnage Dudley Smith à Los Angeles, pour un nouveau quatuor qui se déroulera entièrement dans la Cité des Anges, centré cette fois sur le sort de la communauté japonaise de L.A. après le bombardement de Pearl Harbor et l’entrée dans la Deuxième Guerre mondiale. Extorsion, lui, n’est « que » le récit de vie du véritable Freddy Otash, fourgueur de ragots dégueulasses au tabloïd star des fifties, Confidentiel. Ellroy y joue sur du velours, se délectant d’écrire magnifiquement des horreurs sur Katharine Hepburn, James Dean ou Liberace. « Fun« , comme nous l’a dit le Dog, pour une nouvelle qui tient moins du roman que de l’étape d’un plan marketing -une méthode déjà aperçue ailleurs, entre autres avec Joe Hill, le fils de Stephen King, voué lui aussi à devenir une star éditoriale: la survie de beaucoup d’autres dépend désormais de leur seul succès. La crise? Quelle crise?

TEXTE Olivier Van Vaerenbergh, À Lyon

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