Cormac McCarthy, éditions de l'Olivier
Le Passager
542 pages
Thriller crépusculaire et métaphysique, le remarquable Le Passager célèbre le retour aux affaires de l’immense Cormac McCarthy.
“Ce que Messire n’a jamais compris, c’est que le pardon a une date de péremption. Alors qu’il n’est jamais trop tard pour la vengeance.” C’est pour ce genre de phrase ultime et définitive, qu’on se surprend à relire plusieurs fois d’affilée, que Cormac McCarthy, 90 ans, est le dernier des géants de la littérature américaine. Scénario original pour Cartel de Ridley Scott en 2013 mis à part, l’auteur de Méridien de sang était absent des librairies depuis La Route, il y a seize ans. Avec la sortie du Passager, il s’agit même d’un double événement, puisque Stella Maris, prequel de ce onzième roman, sortira le 5 mai.
“Messire”, c’est Robert Western, dit Bobby, ou Bobby Boy en fonction de ses interlocuteurs. Plongeur et récupérateur d’objets, cet ancien mathématicien, physicien et pilote de courses traîne sa tristesse infinie depuis le suicide de sa sœur Alicia, dix ans plus tôt. C’est lui le fil rouge de ce foisonnant roman parfois complexe mais habité par un souffle d’une puissance inouïe. Quasi dès le début et sans rien révéler, on pénètre avec lui dans la psyché d’Alicia -qu’on retrouvera à neuf reprises-, en proie à de vertigineuses hallucinations peuplées de personnages échappés du Freaks de Tod Browing, pour ensuite retrouver Western dans le golfe du Mexique. Il est chargé de récupérer la boîte noire d’un jet privé “à trois millions de dollars” où un passager manque à l’appel parmi les autres victimes.
Allégorie du regret
Le Passager est d’abord une histoire de deuil et d’un amour incommensurable entre un frère et une sœur. Et Bobby, une formidable porte d’entrée pour revisiter un pan douloureux de l’Histoire des États-Unis d’Amérique. Guerre du Viêtnam, assassinat de JFK et Hiroshima sont autant de fêlures évoquées. Le livre prend une sacrée hauteur après un bon tiers, lorsque Bob se souvient de son paternel et raconte l’histoire de sa famille. Mathématicien, Western père a fait partie du projet Manhattan aux côtés d’Oppenheimer et Cormac McCarthy de s’interroger sur la théorie des cordes, la physique quantique ou l’accélérateur de particules Bévatron sans que ce ne soit saoulant pour autant.
Dialoguiste hors pair, l’Américain nous régale avec un humour parfois polisson et salutaire et cultive l’art de conversations décalées et franchement marrantes avec un Bobby Western flottant, au figuré, entre La Nouvelle-Orléans, Knoxville dans le Tennessee (référence autobiographique à l’auteur et à son roman Suttree) jusqu’à un final déchirant à Ibiza. Il faut s’abandonner, lâcher prise -tout l’inverse de Bobby Boy- pour profiter pleinement de ce livre schizophrénique et paranoïaque à bien des égards, mais véritable tour de force littéraire. “Je crois que beaucoup de gens feraient le choix d’être morts si ils n’avaient pas à mourir”, écrit-il ajoutant de la douleur à un récit qui n’en manque pourtant pas!
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici