[le livre de la semaine] République sourde, d’Ilya Kaminsky: rempart de surdité
Dans un recueil poignant entre le théâtre et la poésie épique, Ilya Kaminsky fait de la langue des signes un vecteur de résistance en temps de dictature.
Dans le village de Vasenka en état de siège, Petya, un jeune homme sourd, crache sur un soldat qui le tue aussitôt. Alors qu’un silence de mort s’abat aux alentours, ses proches et les marionnettistes de Maman Galya (figure sensuelle et résistante au centre de l’acte II) vont monter une insurrection et enseigner la langue des signes aux habitants, depuis le balcon du théâtre. « Le peuple est sourd » devient un leitmotiv -celui du refus d’écouter le pouvoir tout autant qu’un hommage au garçon frappé par les balles. En réaction, la surdité est déclarée maladie, contagieuse, avec quarantaine et check-points à la clé. Parmi ceux qui luttent activement contre le pouvoir en place, Alfonso et Sonya sont un couple en attente d’enfant, avec une affection qui rayonne par-delà le chaos (« Ma Sonya, ses histoires et ses jambes qui en disaient long/ses jambes et ses histoires qui ouvraient vers d’autres histoires« ). Mais comment accueillir un nouvel être en temps de guerre (« Qu’est-ce qu’un enfant? Un silence entre deux bombardements« )? La spirale de la violence s’abattra sur les amoureux comme sur chaque rempart humain vulnérable, laissant derrière elle une immense dévastation (« Le canari bleu de mon pays / se cogne aux murs, aux réverbères, à ceux qu’il aime« ), quel que soit le camp.
Échos actuels
Publié en anglais en 2019, République sourde ne fait pas directement référence à la situation actuelle d’envahissement de l’Ukraine par la Russie. Mais puisqu’il reste aujourd’hui tant de territoires où les hommes affamés de pouvoir -à force de refuser de s’écouter avec un coeur empathique- en viennent aux mains qui font couler le sang et coupent toute voix (« leurs pas effacent notre syntaxe« ), comment ne pas voir dans les vers d’Ilya Kaminsky un écho littéralement assourdissant? Face à cette brutalité récurrente du monde, il reste au poète (lui-même malentendant depuis l’enfance suite à un mauvais diagnostic, lui-même en tension féconde entre les langues suite à son exil depuis l’Ukraine jusqu’aux États-Unis) la possibilité de façonner une forme et un langage de désobéissance. Celle aussi de peser chaque mot et signe (le volume est parsemé des gestes traduits des marionnettistes, de « convoi armé » à « sois gentil ») pour qu’il trouve le juste impact, y compris en temps de paix relative: « Notre pays est celui dans lequel le corps d’un garçon abattu par la police reste étendu sur le bitume / pendant des heures« . Cette parabole poétique aux images si incandescentes qu’elles laissent sans voix (« Je ne suis pas sourde / j’ai juste dit au monde/ d’éteindre sa folle musique pour un temps« ) nous incite à ne plus faire partie du choeur de la ville qui, pris de tétanie ou d’amnésie, regarde mais ne réagit pas.
République Sourde
Poésie. D’Ilya Kaminsky, édition bilingue, éditions Christian Bourgois, traduit de l’anglais (États-Unis) par Sabine Huyhn, 140 pages. ****(*)
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