Le dub séduit de plus en plus la Belgique

De gauche à droite: BabbaJah, Jah Piet et Léo Dherte, les membres de Roots Corner. © Philippe Cornet
Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Ou comment une maniaquerie rythmique née en Jamaïque il y a un demi-siècle séduit aussi la génération blanc-belge 2.0. Avec intégration plus ou moins avérée du rastafarisme.

Treize mille watts posés contre le mur de la salle et la basse est -comment dire?- monstrueuse. La quatre cordes est la proue du dub, éruption sonore venue de Jamaïque qui fait danser l’Atelier 210 à Bruxelles, un samedi de fin octobre. Public 18-30 ans hétéroclite, dubbeux, dreadeux, la fameuse cigarette qui fait rire accompagnant fréquemment la bière. Pour cette transe ralentie, tout est dans le cool du bassin. Pas assez pour quelques-uns qui vont se mettre la tête dans les enceintes, littéralement, comme pour renifler les parfums d’une musique obsédée par la répétition. « Futurs sourds »,rigole l’ingé son de l’Atelier 210, théâtre etterbeekois un rien décati aux charmes rugueux. L’espace accueille régulièrement des soirées dub, et ce soir, notamment Ganja Tree, Jamaïcain de Paris. Dreads courtes et grises, le gentleman d’âge mûr déballe des impros renvoyant d’emblée à la matrice caraïbe: il toaste, chante dans la tradition griotte issue du mento et du calypso. L’opaque patois fait d’autant impression qu’à ses côtés, les Bruxellois Léo et Jah Piet (sic) du sound system Roots Corner tracassent le pré-ampli et chauffent le vinyle avec appétit.

Le phénomène dub débarque en Belgique il y a une quinzaine d’années via des pionniers tels que Soul Remedy de Leuven, et essaime au nord du pays avant de gagner Bruxelles, la Wallonie restant globalement indifférente. Philippe, 31 ans, développeur informatique au civil et Français de Bruxelles, mène le Gamma Sound: « Aux débuts, le dub était une particularité flamande, très branchée roots, alors qu’en France, la tendance électro était déjà plus marquée. Il y a quelques années, les soirées belges étaient ital (voir encadré plus bas), tu buvais de l’alcool et cela passait carrément pour un blasphème: cela a beaucoup évolué, c’est davantage ouvert et de moins en moins de jeunes recherchent ce truc roots d’un genre de toute façon éclaté en sous-catégories, digital, stepper, roots, ska… »

Brico System

« Si l’on veut avoir une sono liée à notre désir de jouer, il faut d’emblée être dans Babylon (sourire) parce qu’il faut avoir de la thune pour l’assembler, acheter les pièces et les matières premières, y compris les enceintes, impossibles à fabriquer soi-même à moins d’être un génie de l’électronique. » Léo Dherte, permanent à l’Atelier 210 et membre de Roots Corner, a des qualités d’ébéniste amateur, nourri de plans sur Internet: cela fait plus de deux ans qu’avec ses potes, il construit un sound system, selon le temps et, surtout, les finances disponibles. Dans une cave schaerbeekoise s’empilent des volumes boisés qui attendent les haut-parleurs à loger dans les cavités découpées à cet effet. « On a commandé ces Precision Devices il y a trois-quatre mois spécialement en Grande-Bretagne: ils pèsent leur poids. » Outre le prix de revient total de l’engin -« 8 à 10 000 euros »- faut vraiment avoir envie de dubber avec ces 500 kilos nécessitant le transport en camion.

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Le sound system (ss) est l’empreinte sonore du dub, un ogre 3D taillé pour les pulsions intérieures: le style date de la fin des années 60 lorsque des morceaux reggae sont dépouillés de leurs vocaux et mis en face B des 45 tours, le mix boostant basse et batterie très en avant. À Kingston et dans l’île de Marley, les DJ’s itinérants viennent alors toaster sur l’instru pour faire danser sur une matière sonore épicée via l’echo, le delay, la reverb et autres bidouillages libertaires. Des dingueries cubistes qui inspireront notoirement les immigrés de Jamaïque ou de La Barbade à New York, créant le rap dans les projects du South Bronx au mitan des seventies. Avant la fin de la décennie, le dub imprègne aussi la culture (post-)punk: Jah Wobble forme PIL avec son pote John Lydon-Rotten, sur les fondements mêmes d’une basse anthropophage et d’autres Britons blancs comme The Slits et The Pop Group s’inspirent largement de l’impro sonore jamaïcaine.

Crossover capillaire

Les pionniers dub s’appellent Lee Scratch Perry, King Tubby ou Errol Thompson. Et avant de mourir précocement d’une maladie dégénérative, Augustus Pablo (1954-1999) qui, en 1976, réalise le Sgt. Pepper’s du dub, King Tubby Meets Rockers Uptown. Un disque qui, 40 ans plus tard, reste étourdissant par ses collages-montages rythmiques parsemés de claviers et de l’instrument fétiche de Pablo, le mélodica. Voilà pour le vieux monde, en partie toujours en cours même si, aujourd’hui, les pratiquants ne viennent plus seulement de Jamaïque mais de Grande-Bretagne, d’Italie ou de Belgique. Roots Corner en est l’un des rejetons belges, pareillement obsédé par le sound. Léo: « Rien que pour les caissons de basse -la mère du ss- il existe de multiples choix comme adapter le litrage, mettre le haut-parleur à l’intérieur ou à l’extérieur du volume. Tu peux jouer un morceau sur deux ss différents et il ne sonnera pas de la même manière. D’ailleurs les festivals de dub sont comme des universités ambulantes où tout le monde apprend des autres: en Belgique, on se connaît tous. Et le sound system est quasiment un acte de dévouement. » En tout cas, des promesses de déhanchement chaloupé, voire de scoliose, vu l’ampleur des murs de son à se coltiner.

BabaJah et Ganja Tree à l'Atelier 210
BabaJah et Ganja Tree à l’Atelier 210© Philippe Cornet

À l’étage schaerbeekois, les deux autres membres de Roots Corner partagent un thé noir: il y a donc Jah Piet (Pierre), 27 ans comme Léo, et BabaJah (Arnaud), 30 piges et davantage l’attirail standard du dreadeux, les tresses épaisses rendues fameuses par plusieurs générations jamaïcaines. Le crossover capillaire vers les kids blancs, ceux de la classe moyenne, est d’ailleurs le premier indice visible d’une culture importée. BabaJah-Arnaud: « Il y a toujours eu des Blancs et des Noirs pour écouter la musique de la Jamaïque et des Caraïbes, il suffit de penser au ska des années 60 et puis plus tard, à celui des Specials. J’ai commencé par écouter du reggae et puis j’ai découvert le dub, qui est comme une apogée. C’est aussi un chemin spirituel, une méditation sur la musique, le moyen d’atteindre une certaine profondeur de conscience. Même si pour certains, c’est juste dance, vibe & music. » Arnaud habite aujourd’hui « une fermette » du côté d’Enghien avec sa femme et leurs deux jeunes enfants: il avait aussi besoin d’un lopin de terre pour cultiver ses légumes bio. Après sept années de boulot à l’Atelier 210 -QG du dub bruxellois-, Arnaud est aujourd’hui au chômage, passionné de musique. « Ado, j’étais un peu dépressif et Marley a sonné comme un appel positif: j’ai trouvé un chemin dans le rastafarisme mais sans aucune radicalité. Je peux manger de la viande (sourire). »

Jah Jah Songs

Mais comment des jeunes Blancs, souvent de la classe moyenne, adoptent-ils une culture de l’insulaire Jamaïque, pratiquée par des descendants d’esclaves, résidents d’un tiers-monde largement pauvre et inégalitaire? C’est l’histoire de toutes les musiques noires que d’être vampirisées/adoptées / piquées et reformatées par l’Occident, mais contrairement aux blues, soul, r&b, jazz, le dub incarne une culture particulière, imprégnée de mysticisme. Une philosophie de « paix et amour » mais qui a aussi ses conservatismes intégrés au rastafarisme. L’homophobie de certains chanteurs (Sizzla, Capleton) rappelle incidemment que l’homosexualité est toujours illégale en Jamaïque. On parle moins du machisme en cours, certains rastas refusant, par exemple, de côtoyer les femmes en période de menstruation. Léo intervient: « Nous, on refuse de passer des disques qui prennent position contre l’avortement, qui seraient anti-Blancs ou qui défendent l’hétérosexualité d’une manière qui nous dérange (…). Et certains sound systems ne passent pas de Jah Jah Songs, à la gloire de Jah, ou de titres à consonance religieuse. » Philippe de Gamma Sound précise: « Il n’y a pas véritablement de position politique dans le dub, au sens idéologique, mais le côté peace & love est réel. Et il est assez fréquent que les soirées aident des organisations caritatives. La musique et les gens sont cools mais cela ne veut pas dire pour autant que les consciences sont endormies! Et puis, aimer le dub ne veut pas dire forcément fumer, moi par exemple, je ne consomme pas d’herbe. »

Graal tropical

Rastafarisme

Le dub séduit de plus en plus la Belgique
© Getty Images

Mouvement culturel et religieux développé en Jamaïque dans les années 30 suite au couronnement d’Haïlé Sélassié (photo) comme « roi des rois » d’Éthiopie, incarnation de Dieu (Jah) sur ce qui est la Terre africaine promise. Dix pour cent des Jamaïcains se réclament du rastafarisme, promu à l’international par l’émigré à New York Marcus Garvey dans la première moitié du XXe siècle. Mais c’est dans les années 60 que ces croyants minoritaires connaissent une première médiatisation d’importance via la musique, le rocksteady et sa version moderne, le reggae, diffusant une idéologie à la fois fascinée par l’Afrique et opposée au dominateur occidental, Babylon. Le style de vie rasta incorpore un physique au naturel -donc des cheveux qu’on ne coupe pas, ramenés en dreadlocks- et un régime alimentaire ital, végétarien voire végétalien. Inspiré de la Bible, le rasta rejette capitalisme comme communisme -et tout isme– et bien évidemment le shitstem de l’Occident. Bob Marley (1945-1981) en fut le plus fameux représentant.

Chloé, 27 ans, est la copine de Jah Piet, avec qui elle a voyagé cinq semaines en Jamaïque. Avocate débutante, elle s’apprête aussi à entrer pour son stage de trois ans au barreau de Bruxelles, rien de socialement marginal donc: « Le milieu du dub belge n’a pas du tout le côté machiste de certains aspects jamaïcains: ici, c’est ouvert, unitaire et solidaire. Mais en Jamaïque, en dehors des lieux strictement touristiques où, effectivement, les Blancs sont souvent perçus comme des pompes à fric, les gens sont extraordinairement accueillants. Tu arrives dans un village et tout le monde te salue. » Jah Piet, fiancé de Chloé, est un peu le genre de mec le plus cool au monde et il gagne sa vie en bossant pour une fameuse marque bobo de pain belge. Début 2016, il a pris quelques mois pour voyager en couple entre Cuba, Colombie et Jamaïque, le dub restant une sorte de Graal tropical: « On ne s’est pas sentis très bien à Kingston (la capitale), il y avait des regards peu sympas et pas de Blancs en rue (…) mais une fois qu’on a voyagé dans les villages, on n’a rencontré que de chouettes gens, curieux, qui viennent vers toi sans du tout vouloir te vendre quoi que ce soit. Alors qu’ils vivent sans grands moyens. Par contre, l’industrie du disque « roots » semble à peu près morte même si une reprise se dessine. Il reste quelques poches de ventes de vinyles comme celle de cet Italien qui a recréé du roots à Long Bay, dans la partie la moins touristique de l’île. La ganja? Je me disais qu’il y en aurait partout mais c’était pire que cela (rires): elle est comme la musique, omniprésente. Ici, les ouvriers en pause boivent une bière, là ils fument… » Ce qui fait penser qu’en rentrant de la soirée à l’Atelier 210, même notre caleçon sent la Jamaïque.

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