Pour son 4e album, Norah Jones soigne ses peines de cour, en réécoutant l’oncle Tom Waits. Et de quitter un peu plus le jazz pour lorgner du côté du blues et du rock.

Finalement, lentement mais sûrement, Norah Jones a atteint son but: rentrer dans le rang. Il lui aura fallu trois albums… Rappel des faits. En 2002, son premier disque Come With Me passe pour l’une des plus grosses ventes de l’année. Un véritable phénomène. Une anomalie même. A l’heure où Britney Spears opère sa mutation de college girl en poupée de plus en plus agressivement sexy, Norah Jones, à peine plus âgée (la première est née en 81, la seconde en 79), propose des ballades jazzy agréablement boisées. Son arme fatale: sa voix, dont le feutre est capable de rendre la moindre rime romantique, la plus petite assonance voluptueuse. Débarquée de nulle part ou presque, signée sur un label jazz (Blue Note) peu habitué aux charts pop, Norah Jones prend le succès en pleine figure. Fille du célèbre joueur de sitar Ravi Shankar – père longtemps absent -, elle peut certes compter sur les mises en garde d’un de ses élèves, l’ex-Beatle George Harrison. Mais quand la machine est lancée… Lors de la cérémonie des Grammy Awards 2003, elle repart avec pas moins de 5 trophées. Le lendemain, un coup de fil d’un ami la prévient qu’une foule l’attend en bas de son immeuble. La chanteuse décide alors de prolonger son séjour à l’hôtel. Quand elle remettra finalement les pieds dans son appartement, ce sera pour remplir ses caisses et déménager. On ne vend pas quelque 20 millions de disques impunément…

L’oncle Tom

Le retour de flamme est forcément inévitable. Dans la presse, apparaît bientôt le surnom de « Snorah » Jones, rapport à l’effet soporifique que peut avoir son crooning au ralenti auprès de certains. Feels Like Home en 2004 et Not Too Late en 2007 vendent à chaque fois la moitié de leur prédécesseur. Des chiffres encore confortables, mais qui ont peut-être incité la demoiselle à repartir au charbon. Pour son nouvel album, Norah Jones se plie donc à un plan promo qui, s’il évite la frénésie de l’époque Come With Me, n’en reste pas moins conséquent, jusqu’à réserver une journée entière (en fait une grosse après-midi) à la presse belge. Les collègues ont prévenu: Miss Jones n’est pas forcément loquace. De fait. Quand on la rencontre dans le salon d’un hôtel londonien, près de Covent Garden, la chanteuse évite de se lancer dans de grandes théories. Elle a cependant quitté cette raideur, affichée au plus fort du tourbillon médiatique. Détendue, affable, elle semble prête à jouer le jeu. Tiquant parfois, mais cherchant toujours à convaincre ( « Vous ne me croyez pas?, rigole-t-elle. Vous n’avez pas l’air de me croire! »).

Avec The Fall, Norah Jones a donc voulu explorer de nouveaux territoires, un son plus proche du rock. Au moment de choisir un producteur, elle jette un £il sur les notes de pochette de Mule Variations, son album préféré de Tom Waits. Et de convoquer alors Jacquire King, qui a enregistré et mixé le disque en question. Des grognements d’ours déglingué de Waits au miel de Norah Jones, il y a malgré tout un pas. « Ah bon? Oui, évidemment, en termes de voix, on est différents, mais je ne pense pas que Tom Waits soit si éloigné que ça de mon univers. On a pas mal d’influences communes: le jazz, un certain songwriting, la manière qu’a sa musique d’embrasser un tas de genres différents et d’en faire quelque chose de cohérent. » Elle n’a pas tout à fait tort. D’ailleurs, une reprise d’un titre de l’oncle Tom ( The Long Way Home) apparaissait déjà sur son deuxième album. Ici, elle enfonce le clou en s’entourant par exemple de musiciens comme Marc Ribot, ou en partageant la plume avec les rockeurs indie Ryan Adams ou Will Sheff (Okkervil River). De quoi bouleverser son paysage musical. Pas forcément de fond en comble, cela dit. Si révolution il y a, elle est de velours – on ne se refait pas:  » La vérité est que j’ai toujours cherché à faire des choses plus brutes. Mais je dois me rendre à l’évidence. Ma voix est comme elle est: elle a tendance à tout adoucir » (rires). Back To Manhattan est donc une jolie ballade déprimée, et December filera le parfait coup de blues de Noël. N’empêche: le single Chasing Pirates est peut-être son morceau le plus pop. Ailleurs, un titre comme Tell Your Mama claudique en effet comme du Tom Waits, tandis que Light As A Feather aurait très bien pu se retrouver sur un REM des années 90. Plusieurs fois, la guitare électrique traîne même comme peut le faire celle d’un Neil Young – « Je peux écouter Everybody Knows This Is Nowhere (deuxième disque solo de Neil Young sorti en 69, ndlr) en boucle ».

C£ur brisé

La rupture est donc musicale. Elle est aussi sentimentale. Sur The Fall, l’amour est forcément une histoire qui finit dans le fossé ( Waiting, I wouldn’t Need You…). Suivant le principe shadok selon lequel « si ça fait mal, c’est que ça fait du bien », Norah Jones appuie là où ça saigne. « You’ve ruined me, though I liked it », chante-t-elle par exemple. En fait, même quand il est présent, l’amour porte en lui les prémices de l’échec: « Now, there’s nothing else in my head/And though it’s strong/I wish he’d leave me alone/Cuz I know/Trouble will follow. «  ( Even Though). Elle rigole: « Ah oui, ce n’est jamais simple!… J’imagine que cela correspond à une phase personnelle… Disons qu’il s’est passé pas mal de choses dans ma vie récemment. » En clair, la fin de sa relation avec Lee Alexander, son bassiste et compagnon, présent depuis les tout débuts de sa carrière. « Mais dans mon entourage aussi, j’ai vu pas mal de bouleversements. J’ai 30 ans, et on dirait que tout le monde autour de moi se sépare… Je vous jure! Tous mes amis divorcent. Ou se marient! (rires). Ou adoptent un chien. Ou ont un bébé. Donc le disque évoque mon expérience, mais se permet aussi de nombreux emprunts dans la vie des autres. »

D’où le titre de l’album, The Fall. Soit la chute, l’effondrement. Mais aussi l’automne, saison mélancolique par excellence, où les amours mortes se ramassent à la pelle. « En même temps, je ne me sens pas spécialement portée sur la nostalgie. J’ai plutôt l’impression d’ouvrir un nouveau chapitre. Evidemment, j’ai des moments de mélancolie comme tout le monde. Mais j’ai surtout le sentiment d’être dans un nouvel endroit, d’où je peux essayer de nouvelles choses. »

En fait, sous son air sage, Norah Jones a toujours multiplié les expériences. Que ce soit au cinéma ( My Blueberry Nights de Wong Kar-Wai). Grimée au sein de son groupe de « punk » confidentiel, El Madmo. Ou encore lorsqu’elle se retrouve invitée sur un morceau du déjanté Mike Patton (Peeping Tom), du vétéran country Willie Nelson ou des rappeurs d’Outkast. « Quand vous avez du succès, un tas d’opportunités bizarres s’offrent à vous. D’un côté, vous pouvez vous retrouver à vendre du parfum. De l’autre, on vous propose de collaborer avec Dolly Parton ou Q-Tip. Pour moi, le plus excitant a été de travailler avec tous ces gens. » Une distraction, une récréation, mais pas forcément un échappatoire. « Non, pas vraiment, parce qu’habituellement ils me demandent de surtout rester moi-même. J’étais par exemple emballée de pouvoir participer à l’album des Foo Fighters, mais c’était évidemment pour chanter une ballade (rires). Cela reste amusant, c’est une manière de se voir à travers les yeux des autres… J’adore par exemple m’insérer dans des projets plus hip hop. Mais je crois que ce que les rappeurs recherchent dans ce cas, c’est la connection avec le jazz. Alors que je ne chante même plus de jazz aujourd’hui! »

Barrière mentale

La chanteuse reste pourtant attachée à la maison Blue Note, temple de la note bleue, aux murs duquel pendent plusieurs chefs-d’£uvre du genre. « J’aime mon label parce qu’il me donne la liberté. Mais ils ne prétendent pas que ce que je fais est du jazz, pas plus que moi. Les gens continuent pourtant à me voir comme ça. Peu importe… Vous ne pouvez pas tout contrôler. »

Avec The Fall, Norah Jones s’éloigne en tous cas plus que jamais du créneau stricto sensu. Et cela, paradoxalement, alors que les chanteuses de jazz sont de plus en plus nombreuses à conquérir les foules, de Melody Gardot à Diana Krall en passant par Madeleine Peyroux, Stacey Kent… « J’ai longtemps été une très grande puriste.Quand je suis arrivée à New York (elle a grandi au Texas, ndlr) , j’ai commencé à accompagner des musiciens de jazz dans des mariages, ce genre de trucs. A un moment, ils m’ont demandé de me lancer dans des chansons plus pop. Je ne comprenais pas pourquoi ils voulaient me faire chanter ce type de morceaux. Ce n’était pas de mauvaises chansons. J’avais juste une barrière dans mon cerveau, une ligne à ne pas franchir. Mais après un an passé à New York, mon monde musical a fini par complètement s’ouvrir. Je me suis même replongée dans la country, avec laquelle j’avais grandi, mais que j’avais délaissée à l’adolescence. J’imagine que ces influences ressortent d’une manière ou d’une autre. » Avant de conclure: « Tant mieux si cela me permet de ne pas être glissée dans un tiroir trop étroit. »

Norah Jones, The Fall, EMI.

Rencontre Laurent Hoebrechts, à Londres.

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