Marlon James, Albin Michel
Léopard noir, loup rouge
698 pages
Marlon James repousse les limites de la narration avec Léopard noir, loup rouge un étourdissant roman de fantasy pure, premier volet d’une trilogie au cœur d’une Afrique imaginaire.
On le dit d’entrée de jeu à Marlon James, l’auteur du phénoménal Brève histoire de sept meurtres, lorsqu’on s’assied avec lui à une terrasse parisienne caressée par un doux soleil de début octobre: son Léopard noir, loup rouge ne ressemble à rien de ce que nous avons lu. Et on tente des références qui vont autant du côté de Tolkien, que d’un Harry Potter sous ecstasy mâtiné d’une version picaresque et fantasy de Au cœur des ténèbres de Conrad. Le natif de Kingston, bientôt 52 ans, trempe ses lèvres dans le verre d’eau pétillante posé sur la table et sourit. “La grande différence avec Le Seigneur des anneaux, où la fraternité règne au sein des Hobbits, c’est que chez moi, c’est plutôt trahisons et coups fourrés. J’ai évidemment lu Tolkien mais ce roman doit aussi à Toni Morrison et Margaret Atwood. Et tant qu’à citer l’autrice de Beloved, je ne suis pas le premier à m’être approprié son célèbre adage qui suggère d’écrire le livre qu’on a envie de lire. J’ai toujours été fasciné par l’histoire de ces mecs qui ont essayé d’assassiner Bob Marley et j’en ai fait Brève histoire de sept meurtres. Ça ne m’aurait pas du tout excité d’écrire une nouvelle bio de Marley, mais travailler sur un matériau qui n’a jamais été raconté, ça, ça m’intéresse. Léopard noir, loup rouge est né de ce constat. J’avais envie d’autre chose. C’est vrai que je n’aime pas mâcher la tâche au lecteur. Je n’ai plus lu Voltaire depuis des années mais je vois très bien le lien avec le roman picaresque. Mais aussi avec Henry Fielding, Samuel Richardson, Murasaki Shikibu ou même Alberto Ríos. Faire descendre le lecteur du train à travers de longues diversions est un procédé très fréquent dans la littérature indienne et africaine. J’adore l’Indien Vikram Chandra, tout comme Balzac et sa trilogie avec Splendeurs et misères des courtisanes. Et rappelez-vous que dans Moby Dick, il faut lire bien des pages avant d’apercevoir la baleine…”
Léopard noir, Loup rouge est une odyssée, une quête initiatique, un voyage épique, sanglant, cru, très cru même, raconté dans la plus pure tradition orale des griots africains par le pisteur. Ce dernier, arrogant, lubrique et gay, est doté d’un super-pouvoir: un odorat particulièrement développé. C’est lui le Loup rouge du titre. Acoquiné à un léopard qui peut se changer en humain -ou un humain qui se change en léopard-, le pisteur va partir à la recherche d’un jeune enfant disparu. Et le roman de Marlon James, intense, complexe et dense, de nous faire rencontrer dans le premier tiers du récit des personnages extraordinaires, au sens propre du terme, comme un garçon-girafe, un garçon-balle, une fille-fumée, une sirène, des trolls originaires du Marais du sang ou un oiseau-foudre vampire.
La sorcière de la Lune
Léopard noir, loup rouge prend définitivement de la hauteur lorsque les deux protagonistes précités se retrouvent au sein d’un drôle de gang en mode Sept Mercenaires. Jugez plutôt: un géant Ogo, Fumeli, le “serviteur” du léopard, une déesse des eaux, un mercenaire, Sogolon la sorcière de la Lune âgée de 300 ans, un buffle et une femme guerrière. Cette petite troupe anarchique aura fort à faire en traversant les terres sombres, la mer de sable ou les collines du sortilège. Aussi hypnotique que maraboutant, Léopard noir, loup rouge défie les genres pour mieux les transcender. “C’est vraiment dans cet esprit-là que j’ai construit mes personnages, poursuit Marlon James. Dans les contes traditionnels, le géant est un peu benêt, bougon, et mange les enfants. En réaction, j’ai fait de Ogo quelqu’un de bavard, un vrai storyteller. J’ai fait énormément de recherches en ligne, j’ai beaucoup écouté des chants de griots pour me nourrir. J’ai lu aussi, en sachant que c’est compliqué d’accorder du crédit à des livres sur l’Histoire de l’Afrique écrits par des Occidentaux, sauf Basil Davidson, journaliste et historien.” Le deuxième volet de cette trilogie est un préquel et adopte un point de vue féminin, celui de Sogolon, la sorcière de la Lune. Il est sorti en langue anglaise en mars dernier sous le titre Moon Witch, Spider King. Tout un programme!
Ouvertement gay, Marlon James, qui partage son temps entre New York et le Minnesota, a-t-il quitté sa Jamaïque natale pour le climat homophobe qui règne sur l’île des disciples de Jah Rastafari et d’Haïlé Sélassié? “Oui et non. Mais je réalise que je n’ai jamais embrassé mon ami dans la rue. Si j’ai choisi les États-Unis, c’est aussi parce que j’avais besoin d’un soutien financier à la hauteur de mes ambitions littéraires. Mais j’aime la Jamaïque, où j’ai d’ailleurs passé plusieurs mois cette année, sur le tournage d’une série originale de six épisodes que j’ai écrite pour Channel 4 avec la participation de HBO. C’est l’histoire d’une enquêtrice de Scotland Yard, Millie-Jean Black (incarnée par Tamara Lawrance, NDLR) qui retourne en Jamaïque où elle est née et qui rejoint une cellule de personnes disparues au sein de la Jamaican Force Police. La série s’appelle Get Millie Back, dans la veine Blaxploitation des Shaft, Coffy, Foxy Brown à la sauce jamaïcaine. J’ai constaté sur place que les choses étaient en train de changer. Dans le casting, j’ai sept femmes trans que j’ai rencontrées dans un club à Kingston où elles n’ont aucun complexe à se rouler des pelles en public, ce qui était impensable dans les années 80. Ne plus avoir séjourné en Jamaïque depuis si longtemps m’a rappelé combien j’aimais mon pays.” One love!
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