Au cours des années 60 et 70, la Motown a sorti un nombre incalculable de tubes. Certains ne s’en sont toujours pas remis. Retour sur une révolution musicale, à l’occasion des 50 ans du label.

Comment pondre un tube? Il y a quelques années, une firme espagnole prétendait avoir trouvé la réponse, en mettant au point un logiciel très savant. Son nom: Hit Song Science. Grâce à une série d’algoritmes complexes, le programme était certain de débusquer les chansons capables d’atteindre les sommets des hit-parades. La nouvelle avait fait son petit bonhomme de chemin dans les agences de presse. Cette machine n’est pourtant pas une première. Dès le début des années 60, un prototype, lui aussi quasi infaillible, a été mis en place du côté de Detroit: la Motown.

Pendant près de 20 ans, le label lancé par Berry Gordy va produire des tubes de manière quasi ininterrompue. Ses stars ont pour nom Smokey Robinson, Martha & The Vandellas, les Supremes, les Jackson 5, Stevie Wonder, Marvin Gaye, les Temptations… Un pan entier de la musique soul s’écrira ainsi sous l’étiquette lancée en 1959, à Detroit.

A l’époque, Gordy rassemble l’argent gagné grâce à un premier hit, mineur, écrit pour Jackie Wilson ( Reet Petite) et un prêt familial de 800 dollars pour lancer Tamla Records, rapidement rapatriée sous l’étiquette plus large Motown. Le siège du label, situé au 2648 W. Grand Blvd, est une grosse bicoque qui a servi de magasin de photos. A l’arrière, le laboratoire de développement est transformé en studio – le fameux snake pit, « fosse aux serpents » où seront enregistrées quantités de hits.

Les premiers tombent très rapidement: Money (That’s What I Want) de Barrett Strong en 59, mais surtout Please Mr Postman, qui voit les Marvelettes atteindre à la fois le sommet des charts r’n’b et celui du classement pop. Une première qui va se répéter. Et derrière laquelle Gordy va sans cesse courir. Il se donne les moyens pour. Il recrute une série de fines gachettes, qui sous le nom des Funk Brothers deviendront le backing band attitré du label. Berry Gordy s’entoure aussi d’auteurs et de producteurs, qu’il encourage à pondre des tubes à coup de primes. Les studios sont ouverts tous les jours, 22 heures sur 24, et petit à petit, le processus de « production » est affiné, structuré, « standardisé ». C’est l’éternel fantasme de l’usine qui pondrait des hits, comme on sort des pains du four. La vie à la Motown est réglée comme du papier à musique, au point de déterminer la voiture que chacun est autorisé à posséder. Cité par Ben Edmonds, dans son livre sur Marvin Gaye (What’s Going On), le claviériste Johnny Griffith explique: « C’était un système de classes. Au début, seuls les cadres supérieurs avaient le droit d’acquérir des Cadillac puis, quand les producteurs ont commencé à gagner de l’argent, on leur a également permis d’en posséder. Finalement, cette permission a également été accordée aux musiciens. Toutefois, si l’un d’eux en achetait une avant que ce soit jugé convenable, on cessait pendant un certain temps de l’appeler pour des séances d’enregistrement. » Chaque vendredi, se tient la réunion du fameux comité de « contrôle qualité ». Il évalue les résultats des 45 tours Motown dans les charts, choisit les prochains titres à pousser, planifie les dates de sortie… L’un des critères de sélection: que le single puisse s’insérer dans une séquence constituée des 5 premiers titres du hit-parade du moment. La méthode a évidemment des ratés. L’exemple le plus fameux est la version que Marvin Gaye a donnée de I Heard It Through The Grapevine. D’abord rejetée par le fameux comité de contrôle, elle deviendra le plus gros tube du label à l’époque…

Cours de maintien

L’épisode contribuera à lâcher un peu la bride aux auteurs maison. L’autre événement étant le départ du trio phare de la Motown, Holland-Dozier-Holland, qui, ne s’estimant pas assez rémunéré, avait ralenti délibérément la cadence. Avant de se voir viré pour « productivité insuffisante »… Un choc qui permettra par la suite la sortie d’albums plus aventureux, comme le What’s Going On de Marvin Gaye, Innervisions de Stevie Wonder ou le All Directions des Temptations (avec les 11 minutes de Papa Was A Rolling Stone).

Des disques qui se laissaient aussi aller à des titres plus revendicatifs, là où le label avait jusqu’ici soigneusement verrouillé tout discours communautaire. Car pour Gordy, le but est clair: il veut autant séduire l’audience noire que le public blanc.  » The sound of young America« , disait le slogan. Quitte à arrondir un poil les angles. C’est d’autant plus frappant qu’au même moment, dans le Sud, un label comme Stax récolte lui aussi des hits, mais en proposant une soul plus brute de décoffrage. Peter Guralnick, l’auteur de la somme Sweet Soul Music, explique: « Les chanteurs Motown n’étaient ni moins talentueux ni moins capables de laisser transparaître leurs véritables émotions, mais Motown était tout simplement une industrie dont le but spécifique était de toucher le public blanc: chaque aspect de cette industrie était contrôlé, du maquillage et de la diction de ses stars jusqu’à la plus subtile interpolation repérable dans leurs disques. » Symbole de ce formatage en règle: Maxine Powell, ex-directrice de la première agence de mannequins noirs à Détroit, engagée par Gordy pour donner des cours de maintien à ses jeunes stars. Son mot d’ordre: « La beauté est dans l’autodiscipline. »« Ma philosophie était: ne pas affronter l’ennemi, obligez-le plutôt. » L’artiste Motown sera donc souriant, chaleureux, positif. Elégant et classe surtout. « C’était parfois des gamins qui ne savaient même pas comment serrer la main, ou simplement dire s’il vous plaît ou merci. » Paradoxe: la soul fruste de Stax est le fait d’un label lancé par des Blancs, exécutée par des groupes mixtes, quand l’organigramme de la Motown est toujours resté quasi exclusivement noir.

Au final, peu importe. Chacun des labels a contribué à sa manière à faire avancer la cause afro-américaine. Car, 50 ans après sa naissance, et malgré une étoile ternie depuis bien longtemps, la Motown représente toujours bien plus qu’une liste infinie de tubes. Le  » son de la jeunesse américaine« , qu’ils disaient. En effet, au point de l’avoir profondément bouleversée. Et d’en récolter les fruits encore aujourd’hui…

Texte Laurent Hoebrechts.

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