La revanche des losers

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Laurent Raphaël
Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Les losers tiendraient-ils leur revanche sur les winners? La fiction leur offre en tout cas les plus beaux rôles. Un changement de paradigme qui n’est pas étranger à la montée en puissance de la culture geek. Explications.

Les winners contre les losers. On pourrait presque relire l’Histoire de l’art à l’aune de cette distinction. Cela commence dès l’Antiquité. Hercule, qui brave le danger et vient à bout des épreuves sadiques que lui impose Héra? Un winner évidemment. Atlas, le Titan malchanceux condamné par Zeus à porter la Terre sur son dos après son putsch raté contre les occupants de l’Olympe? Un bel exemple de loser. Comme plus tard Don Quichotte, le chasseur de moulins à vent qui va insuffler une dose de poésie à la figure de l’antihéros. Certes, il rate tout ce qu’il entreprend, mais il y met tellement de panache et de sincérité… Plus sa cause est désespérée, plus il attire la sympathie.

Mais c’est au XXe siècle que le héros et son contre-modèle, profitant du boom de la culture populaire -sous l’effet conjugué de la bande dessinée et du cinéma-, vont véritablement éclore dans la création. Bien sûr, à l’applaudimètre, le gagnant l’emporte largement. Du super-héros à Maverick en passant par Tintin ou le cow-boy justicier des westerns (et exterminateur des Indiens…), le surhomme fouette l’imagination et renvoie une image flatteuse de l’individu. Il incarne une sorte d’idéal qui rassure et inspire.

Mais le perdant n’est pas qu’un banal figurant dans le paysage pour autant. Moins magnétique, moins charismatique, il n’en fédère pas moins de larges communautés d’admirateurs. Les Big Lebowski (photo), les ados concupiscents d’American Pie ou les pérégrinations tragi-comiques de Woody Allen ont laissé une empreinte durable dans les esprits et les annales. Avec ce personnage foutraque déroutant, insaisissable et non formaté, les artistes vont pouvoir explorer des facettes plus complexes et moins reluisantes de la psyché. Le héros galvanise les troupes mais il peut sembler inaccessible alors que le marginal, avec ses défauts, nous ressemble au fond beaucoup plus.

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Signe des temps, une dose de fluidité s’est infiltrée dans cette antique opposition de style puisqu’on rencontre de plus en plus de personnages hybrides capables du meilleur comme du pire. L’évolution à l’écran de Batman illustre bien ce glissement non-binaire, du héros familial qui combat le crime sans trop se poser de questions chez Schumacher vers un personnage crépusculaire ne cachant plus ses failles, ses doutes, et se révélant même pathétique à l’occasion, depuis Nolan et jusqu’à la dernière déclinaison signée Matt Reeves.

De sous-culture vivace mais cantonnée à la marge du mainstream, la lose est devenue hype ces dernières années. Un effet probable de la percée de la culture geek, qui a profité du tremplin d’Internet pour propulser à l’avant-plan ses codes et ses références. C’est particulièrement visible en ce début d’année. Iggy Pop donne le ton avec un nouvel album intitulé Every Loser. L’ex-Stooges a suffisamment flirté avec les abîmes pour savoir de quoi il parle. Avec ses excès en tout genre, l’Iguane a longtemps entretenu sa réputation d’antihéros. Ce qui lui vaut aujourd’hui d’être devenu très fréquentable…

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Deux séries viennent également étoffer la galerie des losers magnifiques, et inscrire le raté, l’inadapté dans une perspective plus corrosive. La première, c’est En place, la comédie emmenée et conçue par Jean-Pascal Zadi. L’acteur noir qui a la cote en ce moment se glisse dans la peau d’un animateur de quartier débonnaire qui va se retrouver malgré lui à jouer les premiers rôles d’une élection présidentielle. Un scénario piquant qui aurait dans le passé joué sur la corde du burlesque ou qui aurait surfé sur le comique de situation, mais qui n’hésite pas ici à porter un message politico-social culotté.

Dans un registre humoristique nettement plus british, mais toujours avec cette idée que le ou la loser n’est pas toujours celui que l’on croit, on peut également mentionner Extraodinary, la série déjantée qui vient de débarquer sur Disney+. Jouissive par son ton satirique décomplexé, elle l’est aussi dans sa déconstruction des mythes associés à la réussite. Peut-on transformer un vilain défaut (ne pas disposer d’un super-pouvoir souvent ridicule) en qualité humaine supérieure? Apparemment oui, l’anti-héroïne se réinventant au fil des épisodes pour transcender son “handicap” de départ. Les perdants seraient-ils les nouveaux gagnants?

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