La renaissance de Kelela
Elle avait marqué les esprits avec son premier album, Take Me Apart. Six ans plus tard, la chanteuse américaine sort de son silence avec l’épatant Raven, croisant musique soul et électronique. Et, sous les pavés de son r’n’b sensuel, la rage. Entretien exclusif avec une jeune femme en colère.
La hype est une anguille. Essayez de l’attraper, elle vous glisse entre les doigts. Tentez de la retenir, elle a déjà filé. En 2017, peu d’artistes ont eu autant la “cote” que Kelela. Titillant la presse musicale branchée depuis un moment, l’Américaine sortait son premier album, Take Me Apart. Un disque assez décisif que pour la consacrer nouvelle tête de pont d’un r’n’b avant-gardiste, comptant notamment Solange, Gorillaz et Björk parmi ses fans.
Plus d’un aurait alors battu le fer encore chaud. Kelela va préférer prendre la tangente. Il y aura bien un album de remix l’année suivante et Aquaphoria, un mix ambient publié en 2019 pour les 30 ans de son label Warp. Mais pour le reste, la chanteuse se fera discrète. En 2020, elle disparaîtra même des réseaux sociaux. Au point que ses fans commenceront à s’inquiéter. Au moment de réapparaître, elle en fera d’ailleurs un petit montage, rassemblant mèmes Internet et tweets d’adeptes désespérés: mais où a donc bien pu passer Kelela?
De l’autre côté de l’appel Zoom, l’intéressée rigole: “C’était une blague, mais en même temps tous ces messages m’ont énormément rassurée. Quand vous faites un pas de côté, le système vous annonce que vous allez être rapidement oubliée. Or, c’est le contraire qui s’est passé. J’ai vu le volume des réactions augmenter. Ça m’a montré que je pouvais compter sur une communauté engagée, qui n’a pas besoin que j’occupe le terrain en permanence pour s’accaparer la musique.” En septembre dernier, Kelela a tout de même fini par annoncer un nouveau titre, Washed Away. Le premier single d’un nouvel album qui paraît cette semaine.
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Sur Raven, la chanteuse approfondit son r’n’b ouateux et futuriste. Le sous-texte a cependant évolué. C’est que six ans ont passé depuis Take Me Apart. Et c’est peu dire que l’ambiance a changé. Depuis, le monde s’est un peu plus enfoncé dans la crise climatique, a traversé une pandémie, enchaîné avec une guerre, sans oublier les remous provoqués par la révolution #MeToo -la veille de la sortie de Take Me Apart, le New York Times publiait les révélations sur Harvey Weinstein-, ou encore le mouvement Black Lives Matter.
Alors, après tout, Kelela avait bien le droit d’avoir également un coup de mou… La pression de réussir un deuxième album a pu jouer. L’angoisse de la page blanche également? “Non, ce n’était pas ça, il n’y a pas eu de writer’s block.” Quel était alors le souci? “Pour faire court: la suprématie blanche et le capitalisme! Ces deux choses-là me tuent.” Nous y voilà. “Quand j’imagine mes morceaux, je sais que je peux y mettre tout l’investissement que je veux, mon travail ne sera pas mis en valeur de la même manière que celui de mes collègues à la peau plus claire. Je peux faire la musique la plus novatrice qui soit, elle n’aura pas le même retentissement. Parce que le business musical n’est pas construit pour des gens comme moi. Donc, je n’ai pas eu d’angoisse de la page blanche. Par contre, je voulais vraiment que ma musique reflète davantage l’expérience qui est la mienne…”
D’un pont à l’autre
Kelela Mizanekristos est née à Washington, en juin 1983, de parents immigrés éthiopiens. Enfant, elle apprend le violon, chante dans des chorales, écoute tout ce qui passe. Plus tard, elle commence à chanter des standards de jazz dans les cafés, puis intègre une formation de metal. “Je me cherchais. À un moment, j’ai monté un groupe d’indie rock. On a enregistré un EP. Mais quand il a fallu le sortir, je me suis rétractée. Ce n’était pas avec ce disque que je voulais me présenter. On l’a rangé dans un tiroir et j’ai déménagé à Los Angeles.”
Sur place, Kelela va rencontrer les gens et l’environnement qui vont lui permettre de réellement se trouver. Les virées en clubs font office de révélation. “Il y a différents types d’endroits évidemment. Certains peuvent être très rigides. Quand vous vous retrouvez par exemple dans un club qui joue de la techno pour mecs blancs, le genre de musique électronique qui a la rigidité de la blanchitude (rires). Personnellement, je préférais me rendre dans les soirées où le DJ pouvait tout à coup passer une ballade en plein milieu de la nuit. Ce qui peut évidemment vider la piste, mais aussi créer un moment cathartique. Parce que le public est venu aussi pour ça, pour entendre des tas de choses différentes, et découvrir des sons innovants. C’est là que je me suis liée aux gens qui constituent aujourd’hui ce que je considère être ma communauté.”
En 2013, Kelela sort une première mixtape, Cut 4 Me, qui cherche à définir une sorte de dance underground. Quatre ans plus tard, Take Me Apart pousse encore un peu plus la formule, en mélangeant r’n’b lascif et musiques électroniques. Aujourd’hui, Raven poursuit cet objectif, lorgnant notamment vers la drum’n’bass anglaise. La perspective n’est cependant plus la même. “Ce qui m’importe, c’est de m’adresser d’abord à ceux qui ont l’ouverture nécessaire et sont susceptibles de capter toutes les références. Et je dirais que ces gens sont souvent ceux proches de la communauté noire queer. Puisque ce sont eux qui ont à la fois les bases du r’n’b et de la soul, et qui sortent également en club.”
Bien sûr, cela n’empêchera pas la musique de Kelela de résonner au-delà. “Mais à l’époque de Take Me Apart, par exemple, j’avais davantage envie de créer des ponts, être celle qui réussit à rassembler deux mondes différents. Aujourd’hui, je n’en ai plus rien à cirer.”
On pourra y voir éventuellement le reflet d’une époque, dans laquelle les identités ont tendance à se crisper et se racrapoter sur elles-mêmes. Avec ce que cela peut impliquer de paradoxes dans le cas de Kelela: comment revendiquer et célébrer une identité sans recréer de nouvelles cases, elle dont la musique passe précisément son temps à flouter les frontières entre les genres? “D’abord et avant tout, la musique crée une intrigue en soi. Et je refuse qu’elle soit écrasée par ce que je peux dire sur les questions de politique, de racisme ou d’identité. Cela étant dit, même si cette conversation n’explique pas tout de mon travail, je n’ai pas envie non plus de l’évacuer. C’est le réflexe de beaucoup de Noirs qui disent: “Je ne veux pas qu’on me mette une étiquette”. Mais le fait est que tellement de choses que vous expérimentez sont liées au fait que vous soyez noirs, asiatiques, etc. Ça forge forcément ce que vous êtes en tant qu’individu et en tant que communauté.”
Le grand tri
Ce n’est pas la première fois que Kelela tient ce genre de discours. Mais elle ne l’a pas toujours mis autant en avant. C’est que depuis la mort de George Floyd en mai 2020, et la secousse mondiale qu’elle a provoquée, les choses ont un peu changé. “Je ne pense pas que les Noirs aient découvert quoi que ce soit sur le racisme et les souffrances permanentes qu’on leur inflige partout dans le monde. Par contre, ils se sentent davantage autorisés à en parler. Parce qu’après les événements de 2020, c’est devenu un vrai sujet. En particulier chez les Blancs, en fait, qui tout à coup se sont dit: “Hey, c’est vraiment le bordel!”.”
Durant ces mois-là, la conversation devient alors centrale. Et souvent confrontante. Kelela explique y avoir laissé des amitiés. “Je me sens tellement oppressée que je dois comprendre et déconstruire le système. Et j’ai envie que mes proches se questionnent également. J’avais besoin par exemple que mon amie blanche fasse ce travail. Mais elle n’a jamais vraiment réagi. C’était pourtant quelqu’un de très proche. Quand je lui ai fait remarquer que ça me faisait de la peine, elle a éclaté en sanglots. C’est typique! Vous vous ouvrez sur votre souffrance, et c’est le Blanc qui pleure, et le ramène à soi. C’est quand même une dynamique complètement tordue!”
La plupart des morceaux de Raven ont été enregistrés en deux semaines à Berlin, en janvier 2020. Avant donc la mort de George Floyd et la résurgence du mouvement Black Lives Matter. “En ce sens, ce n’est pas un disque en réaction directe à ces événements.” Par contre, avant de finaliser l’album, Kelela a voulu faire le point (et le tri) avec ses partenaires de travail, en mettant les choses au clair sur son propos et sa démarche. Elle enverra par exemple un document, avec l’état de ses réflexions et une série de références ou de liens à consulter. Comme par exemple La Volonté de changer de Bell Hooks, ou la série de vidéos de la poétesse Sonya Renee Taylor intitulée Are You Stealing from Black folks?.
Précision: à ce moment-là de la conversation, Kelela n’a toujours pas allumé la caméra de son ordinateur. Elle peut voir cependant son interlocuteur -un homme blanc quadra, comme on a pu encore le vérifier le matin même dans le miroir (par ailleurs, il se fait que les trois autres interviews de Kelela sur lesquelles on a pu mettre la main ont toutes été réalisées par des jeunes femmes noires). Nothing personal pour autant. Mais on tient quand même à faire ses devoirs…
Eaux vives
Par exemple en jetant un œil à l’essai vidéo The Last Angel of History, également recommandé par la chanteuse. Sorti en 1996, le fameux moyen métrage revient sur le courant afrofuturiste. Il y est question des expérimentations cosmiques du jazzman Sun Ra, de la techno futuriste de Derrick May, du funk-rock alien de George Clinton, etc. L’écrivaine Octavia E. Butler y est également interrogée. Figure centrale de la science-fiction afro-américaine, elle est notamment l’autrice de La Parabole du semeur (et sa suite La Parabole des talents), dans laquelle il est question d’un monde pas si lointain (2024), dans lequel les États-Unis ont sombré dans le chaos suite au changement climatique.
Un décor apocalyptique qui rappelle éventuellement celui du clip du premier single de l’album de Kelela, Washed Away. En l’occurrence, il a été tourné en Éthiopie. Faut-il dès lors lui donner un poids particulier? “Je suis contente que vous me posiez la question de cette manière. Parce que je sais que pour beaucoup de gens, c’est forcément significatif. Mais le fait est que ce n’était pas du tout le plan de départ. À la base, je cherchais juste des paysages qui ne soient pas directement identifiables, et donnent l’impression d’être sur une autre planète -il était question par exemple de tourner dans les paysages volcaniques de Tenerife. Pour des raisons logistiques, ça a à chaque fois capoté, jusqu’à ce que mon directeur créatif me montre une photo de la dépression de Danakil.”
Une région aux décors lunaires, souvent considérée comme le berceau de l’Humanité -c’est ici que les archéologues ont découvert Lucy. En plein mois de juillet, et alors que l’Éthiopie est encore rongée par le conflit avec les rebelles du Tigré, Kelela se rend sur place. “C’est l’un des endroits les plus hostiles de la planète. La température moyenne est la plus chaude au monde. Quand on y était, il faisait jusqu’à 48 degrés. D’ailleurs, à un moment, il était prévu de monter une colline pour rejoindre les sources d’eau chaude, mais il faisait vraiment trop suffocant, on a dû abandonner.”
À la fin de la vidéo, Kelela parvient malgré tout à atteindre la mer, visiblement apaisée. Un peu comme dans la Parabole du semeur d’Octavia E. Butler, quand l’héroïne principale trouve l’un de ses rares moments de répit au bord de l’eau. Un hasard? À la fin de Washed Away, on entend encore le bruit d’un plongeon et des remous sous-marins. “Quand on a commencé le disque en 2020, juste avant la pandémie, j’ai improvisé quasiment une quinzaine de titres en une semaine. J’avais l’impression d’être comme portée par un courant.J’avais le sentiment de démarrer quelque chose de nouveau, autant dans ma vie que dans ma musique. Washed Away, c’est un peu ça. Il y a l’idée d’être immergée, presque comme un baptême. Ma manière d’articuler cela était d’intégrer des sons plus aquatiques. Mais l’eau peut être tellement de choses: elle peut vous nettoyer, mais aussi vous engloutir ou vous réveiller brutalement. Pour moi, elle m’a à la fois secouée mais aussi permis de me renouveler.” À ce moment-là, Kelela a fini par allumer sa caméra. Cheveux coupés ras, elle affiche un large sourire. Radieuse.
Kelela « Raven » (8), distr. Warp
Au moment de recevoir son Grammy du meilleur album dance/électronique, pour Renaissance, Beyoncé n’oubliait pas de remercier la communauté queer, et tout ce qu’elle a pu apporter au genre. C’est aussi cette scène que célèbre Kelela sur son nouvel album. Avec toutefois moins de systématisme et de (quasi-) didactisme que sa collègue superstar. Produit à nouveau avec l’aide d’Asma Maroof, Raven mélange r’n’b viscéral et breakbeat (Missed Call), soul louche et rythmes garage vintage (Contact), avec une sensualité ombrageuse (Bruises). Innovante, la version que Kelela donne de la dance n’a jamais été aussi vénéneuse.
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