La mémoire dans la peau

Franck Thilliez pense être normal et équilibré. "Ce qui ne m'empêche pas de détourner une phrase de Francis Bacon : "Si je n'avais pas écrit, j'aurais tué des gens"... © BELGA IMAGE / OPALE / PHOTO: CELINE NIESZAWER

Traduit dans 20 pays, le Français Franck Thilliez est l’un des poids lourds du thriller hexagonal.Il était deux fois, son dernier roman, est aussi labyrinthique que haletant et bluffant.

L’auteur de La Chambre des morts, Puzzle, Vertige, Sharko ou Luca illustre à merveille la diversité de la littérature noire francophone qui a explosée ces quinze dernières années. À côté d’un Pascal Dessaint et de sa veine sociétale et écologique, d’un Caryl Férey dénonçant l’ultralibéralisme sous toutes ses formes à travers ses thrillers furieux et violents ou même d’une Sandrine Collette dont le récent et multi-primé Et toujours les forêts fait écho aux tourments du monde d’aujourd’hui, Franck Thilliez (47 ans le 15 octobre prochain) trace une route aussi singulière et pertinente que les précité(e)s. « J’aimerais ajouter aussi les noms de Barbara Abel et de Paul Colize, précise l’intéressé installé à la terrasse d’un bistrot bruxellois, une eau pétillante à portée de la main. Pas parce qu’ils sont Belges mais parce qu’ils ont beaucoup de talent et représentent aussi les différentes propositions littéraires des auteurs de polars et de thrillers francophones. »

Un hôtel perdu dans la campagne

Si Franck Thilliez est l’un des dix auteurs les plus lus en Macronie, c’est parce que l’ADN qui transpire à travers ses romans -le suffocant Il était deux fois est son vingtième- peut se résumer par une passion pour les nouvelles technologies et ses dérives, la mémoire, ou les menaces bactériologiques à l’image du plus récent et visionnaire Pandemia (2015). Thilliez a surtout l’art de prendre, dès la première ligne, la lectrice ou le lecteur à la gorge. Dans Il était deux fois, justement, quelques pages suffisent pour ressentir la sensation des doigts collés au papier. Aimantés par un style percussif, une rythmique des mots frénétique, une intrigue labyrinthique et des cliffhangers à chaque chapitre.

Pour le coup, Franck Thilliez abandonne son couple vedette de flics Henebelle/Sharko et nous invite dans la chambre 29 de l’hôtel de la Falaise, perdu en pleine montagne où se réveille, au propre comme au figuré, le lieutenant de gendarmerie Gabriel Moscato. Victime d’une amnésie rarissime, ce dernier prend conscience qu’il a un trou temporel de douze ans dans sa vie. « J’ai toujours eu cette idée de suivre un mec qui se réveille dans un hôtel perdu dans la montagne. Sans doute un hommage inconscient à Shining. C’est tellement angoissant, raconte cet ancien ingénieur en nouvelles technologies. Sauf qu’il faut trouver une raison pour qu’il se réveille dans cet hôtel en pleine montagne. Ce motif, je l’ai trouvé suite à quelques recherches autour de l’amnésie. Je suis tombé sur un article qui évoque l’histoire d’une femme qui a eu un trou de 17 ans et qui, lorsqu’elle s’est réveillée, a pris la route de son lycée. »

La mémoire dans la peau

« La seule condition, pour nourrir mes romans, c’est la crédibilité, insiste l’écrivain. Et s’il n’y a qu’un cas ou deux dans le monde, c’est encore mieux. D’un seul coup, tout se met en place. Gabriel devra creuser son propre passé. » Franck Thilliez, comme à chaque fois, se fixe un cadre pour serrer au plus près son histoire. « La première contrainte fixée, c’est qu’il s’endorme dans l’hôtel où il se réveille douze ans après. La deuxième idée, c’est la disparition de sa fille. Il se réveille pour continuer à la rechercher et la réceptionniste de l’hôtel lui dit que 12 années se sont écoulées et que les recherches sont abandonnées. Ensuite, mon travail consiste à rendre ce personnage empathique et à faire partager ce ressenti au lecteur. » Le premier chapitre se clôt avec cette effroyable phrase: « Il pleuvait des oiseaux morts.  » « J’ai eu cette vision des oiseaux qui tombaient, poursuit Franck. Et ça existe aussi avec certains champs magnétiques. C’est peut-être une résurgence du film d’Hitchcock mais je pense plutôt en vous parlant, là maintenant, à une autre scène qui m’a marqué. Celle de la pluie de grenouilles dans Magnolia de Paul Thomas Anderson. »

Autre coup de force littéraire, Il était deux fois fait écho à un autre roman de Franck Thilliez, Le Manuscrit inachevé (2018), en lui offrant une fin attendue par les fans. De quoi réjouir ceux-ci, sans pour autant amputer le plaisir de lecture de la dernière livraison du Français. « Il manquait les 20 dernières pages du manuscrit inachevé de Caleb Traskman (personnage central du roman de 2018, NDLR) raconté par son fils. J’avais laissé une fin ouverte en me disant que peut-être et finalement, toutes les réponses arrivent dans Il était deux fois », poursuit celui qui est né dans le bassin minier (près de Lens) d’une mère au foyer et d’un père qui câblait des téléphones.

Derrière cette intrigue solide comme le roc dont les indices sont intelligemment distillés au gré d’un récit qui nous donne le tournis, on découvre une galerie de personnages retors et pervers à travers ce qui s’apparente à un voyage au coeur des ténèbres au bout duquel le moindre faisceau de lumière semble exclu. « Qu’est-ce qui fait que certains basculent et d’autres pas?, s’interroge Thilliez en refusant une deuxième eau pétillante. Qu’est-ce qui fait que je ne bascule pas? Je pense être quelqu’un de normal et d’équilibré. Ce qui ne m’empêche pas de détourner une phrase de Francis Bacon et de la glisser dans la bouche de Caleb Traskman qui dit: « Si je n’avais pas écrit, j’aurais tué des gens ». S’il n’avait pas peint, il aurait sans doute commis un crime, Francis Bacon. «  Allez savoir!

Il était deux fois, de Franck Thilliez, éditions Fleuve/Noir, 528 pages.

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