FLAGEY HONORE PAR UN CONCERT LE 5E ANNIVERSAIRE DE LA MORT DU BRILLANT POLYCULTUREL DE BRUXELLES. RETRACER LE PARCOURS DE MARC MOULIN, C’EST AUSSI CROISER L’HUMOUR, LE GROOVE, LES PARFUMS ET LES BLESSURES D’UN HOMME QUI A VOULU PARTIR SANS FAIRE DE BRUIT.

Quand Moulin rigolait -et c’était fréquent-, on notait les saccades caverneuses, gloussements d’enfant surpris près d’une serrure interdite. Devant ce plaisir, Marc barrait alors sa bouche d’une main protectrice(1). Ce geste un peu dérisoire, c’est aussi son histoire, celle d’une distance mise avec les douleurs de la vie et la médiatisation du statut de « vedette ». « Marc aimait les blagues potaches, salaces, mais il avait du mal à les lâcher lui-même: un jour où je devais me produire en solo au Théâtre 140, il m’a confié ce truc à raconter en public: « Quel est le point commun entre le Boulevard Anspach et un cheval? Ils ont tous les deux un grand bazar. » » Etrangement, Michel Moers -tiers de Telex avec Marc et Dan Lacksman- habite aujourd’hui à quelques jardins de l’ancienne maison de Moulin à Watermael. Dans la pièce d’entrée de celle-ci, s’exposait un vrai trophée: le portrait du proprio par Miles Davis. Moers montre de belles photos noir et blanc de Moulin prises au Midem à Cannes et à Hambourg -où le groupe était parti changer un sequencer malade- à table ou fumant, activité récurrente, à côté d’un énorme synthé analogique chez Lacksman. « Dans les années 2000, Marc a pris des cours d’oenologie. Il aimait le vin, même s’il veillait à ne pas prendre de poids, souvenir d’une enfance où il était gros: le rire a été sa première arme de séduction envers les autres. » Au mitan des années 70, Moers et Moulin se rencontrent dans le milieu jazzy-beatnick bruxellois: le premier participe à un album paru sur l’éphémère label Kamikaze du second. « Je lui avais proposé un titre: Ma mère était propre, prémices d’une fresque sur les classes moyennes. » Délire présidant ensuite à Telex, formé en 1978 par marotte électronique et désir de brouiller le purisme jazz. « C’était aussi une chronique du monde, faite de manière humaniste et distanciée »,précise Moers, ajoutant: « Quand on a sorti le premier single, une reprise de Twist à Saint-Tropez, Marc a eu l’idée de nous faire porter des masques, histoire d’être considérés sans a priori par les gens du jazz ou de la RTBF, où il travaillait déjà depuis une décennie. Le déguisement s’est avéré intenable pour les télés de l’époque, notamment en Allemagne qui était en pleine Bande à Baader. » Synthétisme déviant? Convié à la fête du magazine de gauche Hebdo 75, Moulin vide copieusement l’auditoire Paul-Emile Janson de l’ULB, en passant une boucle sans fin de la royale phrase de Baudouin 1er, « Mes chers compatriotes. » « Marc n’était pas un garçon très physique: dans Telex, au début, on ne se donnait même pas la main… C’était trop sexuel. » Moers rit. Comme si c’était vrai.

Play Blessures

« Je crois que j’ai rencontré Marc dans un club à Knokke-le-Zoute, il était avec sa première femme, la mère de ses enfants Denis et Corinne. Il était agréable. Cela devait être vers 1965, on avait un peu les mêmes goûts, le jazz bien sûr mais aussi les Beatles ou James Brown dont on a repris Give It Up Or Turn It A Loose dans le groupe Casino Railway où l’on jouait tous deux. C’était vers 1968-1969, on se produisait au Pol’s à Bruxelles, dans des clubs ou même à Liège, avant Miles Davis, habillé cette fois-là d’un énorme manteau de cuir, totalement star… » Philip Catherine est né la même année que Marc -1942- et l’a fréquenté « avec de longues interruptions » pendant près de 40 ans. « Marc joue sur mon premier album –Stream– produit en 1971 par Sacha Distel et c’est lui qui m’a emmené chez WEA en France où Bernard de Bosson m’a signé pour deux disques, produits par Marc. Il me surprenait par sa grande culture, il sentait les mouvements historiques et pas seulement en musique. Il avait une vue synthétique du monde, on pouvait l’écouter parler de tous les sujets mais quand sa compagne, Ria, est morte, il a rompu avec beaucoup de gens et je ne l’ai plus vu pendant des années. » Ria Marten présente Génération 80, émission jeune de la RTBF de ce début de décennie. Un jour, elle envoie une lettre de désespoir à Marc, qui ne la reçoit que tardivement -les tarifs de la poste viennent de changer… Elle se suicide à Ostende. Drame insensé. « Il ne m’en a parlé qu’une seule fois », explique Jacques Duvall, alors en plein enregistrement avec Moulin d’un album de Lio, « et je crois qu’autour de cela, il a bâti une sorte de défense pour la suite de sa vie ». On est au début 80 et Telex creuse un sillon original qui va jusqu’au non-sense d’une participation à l’Eurovision. Dan Lacksman: « Marc était un excellent claviériste, on faisait une prise ou deux et c’était parfaitement en place. Il mettait du groove comme dans Moskow Diskow ou ce solo fou dans Pakmovast. Il aurait pu être musicien de session. » Depuis octobre 1978, Moulin a lancé sur les ondes de la RTBF un format FM pratiquement inexistant en Europe, la triomphale Radio-Citéqui, elle aussi, met le groove au centre des ondes. Le wonder kiddiplômé de Sciences Economiques de l’ULB s’impose comme défricheur instinctif d’une décade bling bling qu’il fréquente sans l’épouser. L’adorateur de géniaux frimeurs -Miles, Sly Stone- adopte, lui, la communication sous-marine. Duvall: « Ses deux parents étaient brillants: son père Léo, chargé de diplômes et de fonctions académiques, écrivait aussi des livres, sur la spiritualité comme sur la gastronomie. Sa mère, poétesse et écrivain, venait d’une famille polonaise: un jour il m’a dit qu’elle était juive et que lui, « techniquement », l’était donc également, même s’il n’était nullement religieux. Ajoutant que si Adolf revenait, il était bon pour les camps (sourire). Marc était un peu torturé, très pudique, je sentais qu’il avait une blessure, ce qui d’une certaine façon nous a rapprochés. On est devenus amis et on se téléphonait tous les jours, au lieu d’aller boire un verre ensemble. Quand je me suis trouvé mal, lui et sa femme Laurence m’ont accueilli quatre mois chez eux. Je sais ce que cela représentait pour Marc de me laisser entrer dans leur intimité. « 

Tenter le diable

On en oublierait de parler de la voix Moulin: des graves de velours, une diction cisaillée et le débit qui carresse les oreilles. Il faut écouter Marc parler en 1990 de Benoît Quersin(2), son « père » non-biologique, jazzman et érudit (1927-1992), sorte de double d’une génération antérieure. Pour avoir interviewé Moulin à plusieurs reprises -entre 1985 et 2006-, on témoigne de son art de la conversation, des finesses sémantiques, des à-propos, peut-être supérieurs tiens, à son audace musicale. Fin 1985, pour une séquence de Cargo de Nuit, Marc rencontre son « maître-étalon », Miles Davis, fringué d’un invraisemblable blouson doré(3). Entre deux inimitables croassements rauques esquissant des réponses, de bonne humeur, Miles croque Moulin devant la caméra. Ayant été informé de l’état professionnel du compositeur, il lui demande -hors objectif- s’il pourrait… écrire un titre pour lui, oui le Muhammad Ali de la trompette, le superbadmotherfucker ébène. On imagine le film que Moulin se fait alors en accéléré dans sa tête, imaginant Jésus en personne lui proposant de rajouter un 67e livre à la Bible. « Il a décliné alors que son idole absolue lui offrait le sésame pour l’éternité, explique Jacques Duvall. Peut-être Miles n’aurait-il jamais donné suite ou aurait refusé le titre, mais Marc a préféré ne pas tenter le diable. Je ne crois pas que ce soit une question d’éducation, de venir d’un milieu « favorisé » qui aurait ralenti son audace: Marc a toujours brouillé les pistes et fait beaucoup de choses que sa famille, mais aussi le jazz ou la RTBF, n’attendaient pas. Il m’a raconté qu’un jour, son père lui avait offert un disque d’Oscar Peterson barré d’une dédicace: « Bosse et essaie d’arriver à cela mon vieux.« 

Métis

Au cours des années 1990/2000, « éminence grise » à la RTBF, Marc déploie aussi un attirail grand public. Présence au Jeu des dictionnaires et à La Semaine infernale, rubriques piquantes dans un hebdo qui ne pique pas, bouquins, pièces de théâtre, en plus d’un impressionnant cursus de musicien-compositeur-producteur, ayant bourlingué de Lio aux Sparks, de Telex à Chamfort, d’Anna Domino à Julos Beaucarne, de Placebo(4) à lui-même. Une signature avec l’emblématique label Blue Note, via EMI-Belgique, lui fait réaliser trois albums solos. Le premier, Top Secret, paru en 2001, est un succès: 100 000 exemplaires vendus. A pratiquement 60 ans, Moulin devient une « pop star ».Sur le disque, il a dégotté, étant juré à l’émission Pour la gloire, une jeune chanteuse belge de 25 ans aux racines flamandes et haïtiennes, Christa Jérôme. « Il m’a demandé si je voulais faire un album avec lui, j’étais terrassée, c’est le premier musicien auquel j’avais à faire, j’avais l’impression d’avoir trouvé un « papa » à l’autorité douce, répondant à tout avec une grande rigueur. J’ai l’impression que lui aussi était métis: venant d’une famille mi-bourgeoise, mi-modeste, catholique et juive. Quand tu grandis entre deux pôles, cela te pousse un peu à la marge. Pour moi, il a été un catalyseur, excessivement soucieux d’offrir au public quelque chose qui ne soit pas superflu. Il me semble qu’il ne se pardonnait pas d’être autant touche-à-tout, d’être partout et peut-être « nulle part ». C’est la seule chose dont il m’a paru insatisfait. » A l’évocation de la mort de Moulin, cancer de la gorge, le vendredi 26 septembre 2008, les yeux de Christa s’éclaircissent. Elle sera aux funérailles du Cimetière d’Ixelles, strictement intimes, tenues le mardi 30, l’annonce officielle de son décès n’étant livrée au public et à nombre d’amis qu’après la mise en terre. L’assemblée ne dépasse pas une dizaine de témoins dont Laurence sa seconde femme, ses deux enfants, sa manageuse et Christa. Dan Lacksman: « Je l’ai appris via ma femme qui avait entendu la nouvelle à la radio: il était déjà enterré! Comme pour son mariage avec Laurence où il y avait juste les témoins, il a voulu la discrétion. Et à la fin, alors qu’il avait perdu sa voix, il n’a plus voulu voir personne. On n’a parlé qu’une seule fois de la mort, Marc était cartésien, nullement religieux, il pensait qu’il n’y avait rien après la vie »…

FLAGEY FÊTE MARC MOULIN LE 20 NOVEMBRE À FLAGEY AVEC E.A. SPARKS, DAAN, DAN LACKSMAN, MICHEL MOERS, CHRISTA JÉRÔME, JACQUES DUVALL, BERTRAND BURGALAT, PHILIP CATHERINE, WWW.FLAGEY.BE

(1) ON L’ENTEND GLOUSSER SUR HTTP://WWW.MARCMOULIN.COM/AUDIO.HTML

(2) HTTP://WWW.SONUMA.BE/ARCHIVE/PORTRAIT-DE-BENOÎT-QUERSIN

(3) HTTP://WWW.SONUMA.BE/ARCHIVE/MILES-DAVIS-LE-JAZZ-ET-LA-PEINTURE

(4) GROUPE DE JAZZ-FUSION BELGE, RIEN À VOIR AVEC LA BANDE À MOLKO.

TEXTE Philippe Cornet

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