La littérature au corps

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De sa relation fugitive avec un étudiant plus jeune qu’elle, Annie Ernaux tire un récit bref et insolent qui interroge les stéréotypes et remonte le temps.

Roman? Journal intime? Nouvelle? Comme à son habitude, Annie Ernaux s’affranchit des étiquettes pour composer ce bref récital -à peine 30 pages si on enlève l’emballage- s’aventurant sur le terrain de prédilection de l’écrivaine française: l’intime.

Annie Ernaux revient sur la relation qu’elle a eue à la fin des années 90 avec un étudiant de 30 ans son cadet. Elle en avait alors 54. Une différence d’âge qui ne passe évidemment pas inaperçue, surtout dans ce “sens-là”, et qui lui donne l’occasion d’interroger sans tabou sa condition de femme. Dans le miroir de cet amant sans le sou, l’ex-transfuge de classe mesure notamment, non sans ironie, le chemin parcouru: “ Avec mon mari autrefois, je me sentais une fille du peuple, cette fois j’étais une bourge.” C’est elle qui détient à présent le pouvoir symbolique et culturel, et en joue jusqu’à la cruauté.

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Entre deux scènes ordinaires, un dimanche matin devant Téléfoot, la tournée des cafés de Rouen où A. habite, la narratrice livre des réflexions iconoclastes sur leur couple, l’envisageant sous l’angle du profit pour chacun -financier pour lui, rajeunissement pour elle- ou s’amusant de son emballement pour une femme d’âge mûr. “Il me vouait une ferveur dont, à cinquante-quatre ans, je n’avais jamais été l’objet de la part d’un amant.”

Mouvement d’introspection

Le trouble que distille cette autopsie du lien amoureux tient autant à son sujet et à son traitement distancié qu’à une déroutante mise en abyme temporelle. Le Jeune Homme sort aujourd’hui alors qu’il a été écrit cinq ans après les faits qu’il relate. Passé et présent se confondent, d’autant qu’Annie Ernaux multiplie les allusions à sa propre jeunesse dans le livre. Au point qu’on se demande, et elle avec nous, si le but de cette relation n’est pas surtout de s’offrir un voyage gratuit dans le temps. “ Il était le porteur de la mémoire de mon premier monde (…) . Il était le passé incorporé”, écrit-elle. Débarrassée de l’encombrant fardeau de l’innocence et des premières fois, elle savoure ici de rejouer les scènes et les gestes qui ont déjà eu lieu.

La prose en apparence tempérée de l’autrice charrie son lot de sujets brûlants et politiques. Ainsi lorsqu’elle rappelle que c’est dans “ cet hôpital que, étudiante, j’avais été transportée une nuit de janvier à cause d’une hémorragie due à un avortement clandestin”. Une allusion furtive à un traumatisme qui la marquera au fer rouge, éveillera sa conscience féministe, et sur lequel elle reviendra longuement dans son livre signature, L’Évènement.

Entre ses mains, la littérature n’est pas juste une fin en soi, un divertissement élégant et inoffensif, c’est un processus vital et un puissant instrument sociologique pour décrire le réel, l’arracher à sa trompeuse évidence. Une profession de foi radicale résumée dans cette formule choc figurant en incipit: “ Si je ne les écris pas, les choses ne sont pas allées jusqu’à leur terme, elles ont été seulement vécues.

Le Jeune Homme

D’Annie Ernaux, éditions Gallimard, 48 pages.

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