Nouveau film de Hirokazu Kore-Eda, le réalisateur de Nobody Knows et Still Walking, Air Doll accompagne les déambulations d’une poupée gonflable naissant un jour à la vie. Une proposition insolite, pour un film d’une troublante beauté, en prise sur la solitude contemporaine. Rencontre avec un cinéaste inspiré.
Depuis After Life et son étrange ballet de défunts invités à choisir un souvenir de leur vie passée pour l’emporter dans l’au-delà, on savait l’imaginaire d’Hirokazu Kore-Eda traversé de visions insolites mais pas moins pénétrantes pour autant. Postulat vérifié aujourd’hui avec Air Doll, l’histoire d’une poupée gonflable décidant un jour de jouer les filles de l’air pour échapper à son quotidien sordide, et porter sur le monde qu’elle découvre un regard d’une confondante fraîcheur. Soit le genre de sujet que la raison inviterait à qualifier d’improbable, mais qui, devant la caméra du cinéaste japonais, prend les allures d’une errance mélancolique et sensible explorant délicatement les méandres de la condition humaine, en même temps que s’y dévide le fil de la solitude contemporaine.
Rencontré en janvier dernier à l’occasion du festival de Rotterdam, le réalisateur de Nobody Knows nous expliquait envisager ce film depuis une dizaine d’années déjà, soit l’époque où il découvrit The Pneumatic Figure of a Girl, un bref manga de Gouda Yoshiie. « L’histoire comptait une vingtaine de pages à peine et n’aurait, telle quelle, donné qu’un court métrage d’une dizaine de minutes. L’envie d’en faire un film m’est toutefois venue à la lecture du passage où l’auteur décrivait de façon très sensible le moment où la poupée rentre dans un magasin de vidéos, et déchire le plastique qui compose sa chair, avant de recevoir l’assistance d’un employé qui lui appose un morceau de scotch, et la regonfle à l’aide de son souffle… » Sa curiosité ainsi éveillée, Kore-Eda entame des recherches afin de nourrir son scénario. Un travail qui l’amène dans une manufacture de fabrication de poupées gonflables (celle-là même que l’on retrouve dans une scène du film), et le conduit à rencontrer des personnes vivant en leur compagnie: « Les hommes qui les achètent ne veulent pas uniquement d’un objet sexuel visant à satisfaire leurs désirs, ils cherchent aussi en elles des partenaires de substitution avec qui partager leur existence: ils veulent pouvoir leur parler, souper avec elles… En ce sens, ils ne me paraissent pas fondamentalement différents de gens installés derrière leur ordinateur, et occupés à chatter avec d’autres sur Internet, sans vraiment savoir qui est là, ni voir quoi que ce soit. Il y a, pour moi, une connexion à ce niveau. D’où le fait que je n’ai pas voulu accentuer une éventuelle dimension bizarre. »
A bout de souffle
Au vrai, Air Doll s’inscrit dans le droit fil de l’£uvre d’un cinéaste à la sensibilité singulière. On y retrouve ainsi le sentiment de perte qui irrigue l’ensemble de ses films, de Maborosi à Still Walking, encore qu’il trouve ici une expression inédite: « Dans Air Doll, ce sentiment découle de la poupée perdant son intérieur, et se vidant littéralement. » A bout de souffle, en somme, et évoluant, en un mouvement hésitant, dans un horizon incertain, peuplé de vides intimes ouvrant sur des solitudes béantes. « Je suis marié, j’ai des enfants et je tente de mener une vie de famille aussi heureuse que possible, mais j’ai traversé, dans ma vie, une période de solitude intense. Je sais à quoi ressemble le fait de se rendre en soirée dans des magasins ouverts 24 heures sur 24, et de passer des jours et des jours sans jamais rencontrer personne, ni avoir le moindre rapport avec quelqu’un en dehors d’un bonjour ou d’échanges extrêmement basiques. Vivre une vie comme celle-là est tout à fait possible dans une ville comme Tokyo et un pays comme le Japon -certains vantent d’ailleurs ce mode d’existence, par peur, peut-être, de l’interaction avec d’autres ou avec leur environne-ment. »
Armée d’une candeur tout enfantine, l’héroïne de Air Doll s’emploie, pour sa part, à réenchanter ce monde. En un paradoxe séduisant, des connexions fragiles y naissent de l’addition des solitudes, jusqu’à voir le film adopter les contours d’une histoire d’amour insolite et incertaine faisant rimer contraire et complémentaire. En la matière, tout est affaire de ton, celui adopté par Kore-Eda mariant encore poésie et sensualité contenue – « je n’ai jamais envisagé ce film autrement que sous la forme d’une histoire d’amour; l’humeur devait correspondre à cette volonté », observe-t-il sobrement.
D’où, encore, une évolution en douceur de son cinéma: « Tous mes films, jusqu’à présent, ont eu un élément documentaire: la caméra y observait les protagonistes à une certaine distance, sans trop s’en approcher. Pour celui-ci, j’ai voulu changer de style, montrer ce que voyait cette fille mais aussi, de façon plus subjective, ce qu’elle ressentait. » Entreprise dans laquelle le cinéaste a reçu le concours de Pin Bing Lee, chef-opérateur attitré de Hou Hsiao-hsien, mais aussi de Doona Bae, actrice coréenne (vue notamment chez Bong Joon-ho et Park Chang-wook), qui signe, dans la peau de cette poupée prenant vie, une composition que l’on ne saurait mieux qualifier que de… soufflante: « Trouver une actrice japonaise pour interpréter ce rôle aurait été très difficile. Aucune jeune actrice n’aurait accepté, tant la nudité est un tabou. Dès que j’ai terminé le scénario, j’ai pensé à Doona. Je lui ai écrit, et nous nous sommes rencontrés à Séoul. La nudité ne lui posait pas le moindre problème; elle était par contre mal à l’aise à l’idée de devoir jouer une poupée, ce qu’elle n’avait jamais fait et lui semblait atrocement compliqué. A partir du moment où je lui ai expliqué ne pas vouloir qu’elle joue comme une poupée, mais plutôt comme une fillette découvrant le monde, et grandissant en très peu de temps, elle a estimé que c’était dans ses cordes… » Pour un résultat troublant, pour le moins, l’actrice habitant le film d’un éventail subtil d’émotions et de sentiments.
Dialogue intime
Si Still Walking, son opus précédent, évoquait avec insistance l’art classique des grands maîtres japonais, les Mikio Naruse et autre Yasujiro Ozu, Kore-Eda confesse cette fois une double inspiration diffuse, celle de Broken Blossoms de David W. Griffith et des Nuits de Cabiria de Fellini, des films qu’il a d’ailleurs montrés à son équipe. Au-delà, et puisqu’il se déroule pour bonne partie dans un magasin de vidéos, Air Doll brasse quantité de références qui, de L’Apiculteur de Theo Angelopoulos au Bad Lieutenant de Abel Ferrara en passant par Singin’ in the Rain de Stanley Donen et Gene Kelly, traduisent éloquemment les affinités électives du cinéaste. « Ce sont là des films que j’affectionne tout particulièrement. Air Doll instruit une sorte de dialogue avec ma propre existence: j’ai grandi en regardant ces films, et ils m’ont beaucoup appris, tant pour réaliser les miens que comme être humain. Ce postulat vaut également pour la poupée: à travers sa relation avec le cinéma, elle en apprend aussi sur l’existence. Son expérience, ce par quoi elle passe, constitue le miroir de certaines de mes expériences de la vie et, en ce sens, on peut parler de film autobiographique. » Reste que, au-delà, c’est bien d’une £uvre à la résonance universelle qu’il s’agit, fable sondant lumineusement le sens même de l’existence. L’air de rien, comme il se doit…
Interview Jean-François Pluijgers, à Rotterdam
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