Critique | Livres

[La BD de la semaine] Proies faciles, de Miguelanxo Prado

© éditions Rue de Sèvres
Laurent Raphaël
Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

POLAR SOCIAL | Avec Proies faciles, l’Espagnol Prado conjugue polar et réquisitoire cinglant contre les responsables de la crise immobilière espagnole. Décapant.

« Actions préférentielles, titres préférentiels, dette subordonnée, dette structurée, clauses plancher… Autant de termes pour se servir une grosse tranche des biens de tous ceux qui ont des revenus, aussi minimes soient-ils, et se gaver dans l’appétissante bourse des petits épargnants qui ne se sont jamais assis à la table de jeux de l’économie spéculative. » Dans sa « notice d’utilisation » en forme de réquisitoire anticapitaliste, Miguelanxo Prado livre les clés idéologiques d’un thriller socio-politique se déployant sur les ruines de la crise immobilière espagnole. Un préambule indigné qui dénonce sans détour l’ennemi -la banque-, coupable d’avoir grugé ses clients en leur consentant des prêts hypothécaires hautement risqués, et poussant le cynisme jusqu’à faire porter le chapeau de l’éclatement de la bulle aux victimes, en l’occurrence souvent des retraités dont les économies de toute une vie sont parties en fumée.

[La BD de la semaine] Proies faciles, de Miguelanxo Prado

Nourri de cette colère, son polar social ne vire heureusement pas à la démonstration pesante. Elle l’électrise juste du sentiment d’urgence. Deux planches aussi muettes qu’énigmatiques, qui trouveront leur place dans le puzzle à la fin, ouvrent le récit. La scène se passe en février 2013. Dans un appartement, on aperçoit une table jonchée de boîtes de médicaments à côté d’un mandat d’expulsion, puis on découvre un couple de petits vieux sans vie allongé tout habillé sur son lit, avec sur la table de chevet une lettre adressée à « Monsieur le juge »… Pas le temps de tergiverser que l’on file en mars 2014. L’inspectrice en chef Tabares et son bras droit Sotillo descendent sur les lieux d’un décès suspect. Juan Taboada Rivas, 37 ans, commercial à la banque Ovejero, gît dans son appartement. Rien de naturel. La pizza qu’il mangeait a été assaisonnée au cyanure. Le lendemain, rebelote. Cette fois-ci c’est une femme, directrice d’une agence d’une autre banque, qui s’effondre sans raison dans un bar où elle avait l’habitude de faire sa pause. Encore le même poison.

Vox populi

Au fil des jours, la liste s’allonge. Pas de lien direct entre les victimes, sauf qu’elles travaillent toutes dans le secteur bancaire. Qui est derrière tous ces meurtres? Un justicier, un tueur en série, des narcos? Pressée par sa hiérarchie d’éclaircir au plus vite cette affaire, Tabares cherche en vain une logique. C’est le futé Sotillo qui fera sauter le verrou: le ou les meurtriers semblent passer en revue l’organigramme type d’une banque, du président au caissier, ce qui accrédite la piste d’une vengeance contre le système. Une thèse qui rebat les cartes des bons et des mauvais, et déplace l’intrigue sur le terrain de la justice sociale. Distillant habilement son propos politique dans les interstices d’une enquête bien ficelée et conduite par un duo attachant et taquin, l’auteur célébré du Trait de craie ajoute au suspense la rage du désespoir, dont l’écume affleure ici et là dans certains discours. Un parti pris qui rapproche ce conte noir des films à thèse de Costa-Gavras ou de la charge antifasciste du tandem Christin-Bilal dans Les Phalanges de l’ordre noir, dont l’action -tiens, tiens…- se déroulait aussi en Espagne. Comme eux, Prado a trouvé le trait juste pour porter l’estocade à l’injustice, dans son cas un noir et blanc tamisé et mélancolique qui traduit visuellement l’état d’esprit de ces gens ordinaires poussés à la violence pour sauver non pas leurs meubles -c’est trop tard- mais leur dignité.

POLAR SOCIAL DE MIGUELANXO PRADO, EDITIONS RUE DE SEVRES, 96 PAGES. ****

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