Kore-eda: « Le cinéma débute au moment où l’on a fini de regarder le film »

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Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Avec Shoplifters, Hirokazu Kore-eda signe un délicat portrait de famille comme lui seul sait les composer, qu’il double d’une photographie sensible de la société japonaise. Palme d’or à Cannes.

Tel père, tel fils, Notre petite soeur, Une affaire de famille: un simple coup d’oeil aux titres des films d’Hirokazu Kore-eda suffit à en situer la ligne de force, cette cellule familiale que le cinéaste japonais, remarqué auparavant à la faveur des mémorables Maborosi et After Life, n’a eu de cesse d’explorer depuis Nobody Knows, en 2004. S’inspirant d’un fait divers qui avait défrayé la chronique nippone, le réalisateur y retraçait l’histoire d’enfants abandonnés par leur mère dans un petit appartement de Tokyo, et voués à la précarité et à la débrouille, en quelque fugue d’une intensité magique. Quatorze ans après, Shoplifters (Une affaire de famille en VF) n’est pas sans similitudes avec cet opus fondateur.

À l’instar de celui-là, il s’inspire d’une histoire vraie. Et plus fondamentalement, il s’immisce au coeur d’une famille évoluant aux marges de la société, et recourant à des expédients, légaux ou non, pour joindre les deux bouts. « Tout comme pour Nobody Knows, un faisceau d’éléments a nourri cette histoire, commence Kore-eda, rencontré à la faveur du Festival de Cannes, une manifestation dont il fait partie des meubles, pour ainsi dire, et d’où il repartira avec la Palme d’or, rien de moins. J’avais entendu parler d’un cas de fraude à la pension dans une famille dont celle de la grand-mère constituait la seule source de revenus. Ils n’ont pas rapporté son décès aux autorités, laissant son corps se momifier dans une pièce voisine de celle dans laquelle ils vivaient. Quand le pot aux roses a été découvert, ils ont déclaré ne pas avoir voulu admettre sa disparition. Quand on lit cela dans un journal, on peut considérer qu’il s’agit de fieffés menteurs, mais pour ma part, cela m’a donné envie d’envisager cette histoire sous un autre angle. J’ai par ailleurs découvert l’histoire d’une famille qui enseignait à ses enfants comment voler à l’étalage. Ils attendaient dans la voiture toutes portières ouvertes, les enfants allaient chaparder dans un magasin, et revenaient s’engouffrer dans le véhicule. Une des raisons pour lesquelles ils se sont fait prendre, c’est qu’ils ont voulu aller à la pêche: plutôt que de revendre le matériel qu’ils avaient dérobé, ils ont décidé de le tester eux-mêmes. C’est un crime, bien sûr, mais le fait qu’ils aient souhaité conserver ces cannes à pêche m’a touché. J’ai voulu intégrer ces différents petits éléments à un récit plus vaste… »

Kore-eda:
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Et de creuser plus avant le sillon des drames familiaux, matrice d’un cinéma qui rapproche Kore-eda d’illustres prédécesseurs, Yasujiro Ozu ou Mikio Naruse, en particulier. Si le motif central peut en paraître inchangé, le cinéaste s’applique à y apporter d’infinies nuances, l’enfance abandonnée de Nobody Knows cédant le témoin à la transmission dans Still Walking; aux deux gamins confrontés à la séparation de leurs parents de I Wish, succédant le père qu’un échange de nourrissons à la maternité place devant un vaste questionnement dans Tel père, tel fils… Soit autant de variations autour d’un même thème, reflétant l’évolution du regard de l’auteur: « Quand j’ai tourné Nobody Knows, mon père était déjà décédé. Mais quand j’en avais eu l’idée initiale, j’avais encore mes parents, et je n’étais pas père moi-même. Au moment où j’ai tourné Shoplifters, mes parents étaient décédés et j’étais moi-même père. Le point de vue change en conséquence, et les valeurs également. Bien que l’on travaille toujours les mêmes thèmes, la manière dont on capture un sujet à l’écran évolue. Peut-être serai-je un jour grand-père, ce qui ne manquera pas, si je tourne encore des films, d’influer sur la façon dont j’envisagerai la famille. C’est un processus fascinant, si bien que je n’ai absolument pas l’impression de me répéter. Qui plus est, le regard que l’on porte sur la famille est aussi le reflet de l’époque, et de l’évolution de la société: quand j’ai tourné Nobody Knows, personne ne parlait de négligence parentale au Japon. Quinze ans plus tard, il en est question tous les jours aux infos. Avec Shoplifters, j’ai voulu explorer le fait que l’on puisse tisser une relation parent-enfant sans liens du sang, et cela dans le contexte japonais en particulier, où l’adoption n’est guère facile. Faire un film autour d’une famille gouvernée par des liens allant au-delà de ceux du sang me paraissait tout à fait pertinent. »

Le changement dans la continuité

Manière aussi de signifier que, sans perdre en rien de sa fibre délicatement intime, le cinéma d’Hirokazu Kore-eda, plus sans doute que par le passé, se pose en vecteur d’une réflexion sociale -une évolution déjà sensible dans The Third Murder, son précédent opus. « Mes drames familiaux antérieurs étaient des histoires plus intimes, opine-t-il. Avec ce film, j’ai choisi, consciemment, d’élargir la perspective, et d’observer le point de rencontre entre la société et les individus. Un élément dont j’ai toujours eu conscience, c’est que le cinéma débute au moment où l’on a fini de regarder le film. Si, après avoir vu celui-ci, les spectateurs commencent à réfléchir à certains problèmes sociaux, ce serait l’idéal à mes yeux. »

Kore-eda:
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Bien qu’il opère tout en suggestion et en touches subtiles, ce n’est bien sûr pas un hasard si Shoplifters installe ses protagonistes à la lisière de la société, sa famille recomposée s’épanouissant dans la marge, dysfonctionnelle autant que hors-la-loi, mais pas moins aimante et généreuse pour autant. La fin du film, que l’on se gardera de déflorer ici, est ainsi plus éloquente que de longs discours s’agissant du fond de la pensée du cinéaste, lequel préfère toutefois parler de sous-texte. « Le fait que le système et ses valeurs n’entraînent pas nécessairement le bonheur des protagonistes sert d’arrière-plan au film, mais ce n’est pas son objet, souligne-t-il. Si vous me demandez s’il y a lieu d’y voir un message, je vous répondrai par la négative. Ces éléments étaient toutefois nécessaires pour faire le portrait de cette famille. » Et donner du grain à moudre aux spectateurs d’un drame dont l’ancrage nippon n’obère en rien la portée universelle…

Élément susceptible de surprendre si l’on considère son oeuvre antérieure, Kore-eda y aborde ouvertement la sexualité de ses protagonistes, tout en pudeur sensuelle entre les parents de cette maisonnée hétéroclite, mais aussi à travers le personnage d’Aki, la jeune fille de la maison, qui officie dans un peep-show. « Je voulais montrer comment cette famille a pu s’assembler, et comment cet homme et cette femme, le père et la mère, en viennent à former un couple. Et cela passait également par le côté sexuel de leur relation. Quant à la fille et au parloir, c’est peut-être quelque chose de spécifiquement japonais, mais beaucoup de jeunes gens se satisfont de faire l’expérience d’une relation, ou d’une pseudo-romance, sans contact physique avec d’autres. C’est un business qui existe dans la société japonaise. Il y a un miroir, et on est dans l’impossibilité de voir le visage de l’autre, il s’agit donc d’une romance ou d’une relation simulées, mais les émotions sont néanmoins vraies, et un amour véritable peut en découler. Cela me semblait intéressant, et important, parce que cela correspond également à ce qui se passe dans cette famille: c’est une fausse famille, mais l’amour y est néanmoins vrai. » Une famille en or, en somme, de celui dont, accessoirement, l’on fait également les Palmes…

Kore-eda, peintre inspiré de la famille japonaise

Nobody Knows (2004)

Leur mère partie sans laisser d’adresse, quatre jeunes enfants se retrouvent livrés à eux-mêmes dans un petit appartement de Tokyo, à charge pour Akira, l’aîné, de veiller sur ses frère et soeurs… Découvert en compétition à Cannes en 2004, le film qui devait asseoir définitivement la notoriété de Kore-eda, tout en valant le prix d’interprétation à Yagira Yuya. Et un pur chef-d’oeuvre, embrassant l’histoire de cette fratrie abandonnée avec une délicate justesse pour charrier une émotion profonde…

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Still Walking (2009)

Par une journée d’été à Yokohama, les retrouvailles d’une famille venue commémorer la mort tragique, quinze ans plus tôt, du frère aîné, décédé alors qu’il tentait de sauver un enfant de la noyade. Kore-eda signe une chronique familiale douce-amère, arpentant la route sinueuse des relations intergénérationnelles, mesurées à l’aune du souvenir et du temps qui passe. Un film sobre et bouleversant achevant, entre chagrin et mélancolie, de poser le cinéaste en digne héritier de Yasujiro Ozu…

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Tel père, tel fils (2013)

Ryota, un architecte obsédé par la réussite, Midori, son épouse effacée, et Keita, leur rejeton de six ans modelé suivant le moule paternel, composent une famille idéale. Jusqu’au jour où la maternité leur apprend qu’il y a eu échange de nourrissons, leur fils biologique ayant grandi dans un environnement modeste. Singulière, la situation permet au cinéaste d’interroger la notion de paternité, entreprise sensible menée avec sa finesse et sa douceur coutumières…

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Notre petite soeur (2015)

Adapté d’un roman graphique de Yoshida Akimi, un drame familial délicat autour de trois soeurs décidant, à la mort d’un père qui les avait délaissées une quinzaine d’années plus tôt, d’accueillir leur demi-soeur… Élégante chronique familiale aux variations subtiles, Notre petite soeur glisse au rythme des saisons vers une harmonie souveraine, habitée par la discrète mélancolie propre au cinéma du maître nippon. Lequel signe là un film lumineux, culminant dans un final d’une bouleversante intensité.

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