Knives Out: généalogies d’un crime
Réalisateur de Brick, Looper et Star Wars: The Last Jedi, Rian Johnson se fend avec Knives Out d’un Cluedo modernisé jouissif à souhait. Interview avec un as du divertissement de genre intelligent.
En 2012, l’Américain Rian Johnson signait avec Looper, improbable thriller SF où des tueurs à gages assassinaient dans le passé des victimes qu’on leur envoyait depuis le futur, l’un des petits blockbusters les plus malins et enthousiasmants de la dernière décennie. Depuis, les plus curieux auront redécouvert Brick (2006), son très habile et atypique premier long métrage totalement fauché mixant tradition néo-noire et film de campus. Mais personne, surtout, n’a pu passer à côté de The Last Jedi (2017), objet fortement décrié par les fans mais que d’aucuns n’hésitent pas à tenir comme le meilleur Star Wars de la nouvelle ère.
Avec Knives Out (À couteaux tirés pour la version française), il se fend aujourd’hui d’un whodunit (film à énigme) ludique et hyper stylisé, au casting d’enfer, qui envoie Daniel Craig enquêter dans un somptueux manoir sur le meurtre mystérieux d’un célèbre auteur de polars. Véritable incollable en matière de culture pop, Johnson a accepté de remonter pour nous le fil de ses inspirations lors de son récent passage au Film Fest de Gand.
À la vision de Knives Out, on se demande si vous êtes davantage un joueur de Cluedo, un lecteur d’Agatha Christie ou un fan des films à énigme des années 70. Un peu des trois, peut-être?
Oui, mais s’il fallait choisir, je dirais que Knives Out s’inscrit davantage dans la lignée de l’oeuvre d’Agatha Christie. Je lis ses romans depuis que je suis enfant. Il y a quelque chose de formidablement réconfortant pour moi dans le fait de se replonger régulièrement là-dedans. Vous savez que le coupable sera toujours démasqué à la fin. C’est très rassurant, moralement parlant (sourire). Et puis son ton n’est jamais trop sombre, ça reste toujours très amusant. J’apprécie particulièrement sa manière de construire ses intrigues autour d’une simple question: « Qui a fait le coup? » Mon ambition de base était vraiment d’investir cette tradition du whodunit classique, mais en l’important en Amérique et en l’actualisant à notre époque.
Hitchcock disait que le whodunit classique se résumait à échafauder toute une histoire pour arriver à une surprise finale. À la surprise, très brève, il préférait le suspense, et la tension prolongée qu’il implique. Dans Knives Out, vous choisissez de faire une grosse révélation très tôt dans le film. Ce qui vous permet de jouer du suspense sans forcément pour autant abandonner l’idée même de surprise…
Disons que j’ai cherché un certain équilibre. C’est-à-dire que je tenais absolument à conserver tout le plaisir que peut réserver une bonne énigme criminelle, mais que je voulais également m’amuser à injecter une dose de thriller au coeur du film. Le danger du whodunit, c’est que le deuxième acte du récit se résume trop souvent à rassembler des indices. Ce qui peut rapidement devenir ennuyeux. Je voulais que le film ne soit pas satisfaisant que sur le seul plan intellectuel. Pour que le spectateur se sente impliqué émotionnellement, il a besoin de s’inquiéter du sort d’un personnage. La mécanique de thriller qui s’enclenche au beau milieu du film aide à créer l’empathie nécessaire à cette implication.
Le film joue avec les codes du genre avec beaucoup de malice, tout en s’y conformant la plupart du temps. Était-ce la même idée au niveau visuel? Votre mise en scène utilise l’ombre et la lumière pour isoler, par exemple, certains éléments du visage de manière très cartoon parfois…
Tout à fait. Dès le premier plan du film, je prends plaisir à m’amuser de ce qui est original ou nouveau en termes d’esthétique et ce qui est purement classique. Knives Out s’ouvre sur un plan de la façade de ce grand manoir où se déroule la majorité de l’intrigue, qui ressemble à s’y méprendre à la couverture d’un vieux roman policier. Pour les décors qui composent l’intérieur de la demeure, je me suis beaucoup inspiré du Limier de Mankiewicz et de Piège mortel de Sidney Lumet, par exemple. Il me semblait primordial de convoquer visuellement des tropes très emblématiques du genre afin de venir ensuite y inscrire des personnages et des considérations bien d’aujourd’hui.
Vous insistez beaucoup dans le film sur le fait que l’un de ses personnages principaux a bon coeur. Est-ce une manière pour vous de refuser un certain cynisme ambiant?
Absolument. C’est l’une des dimensions que je chéris le plus dans ce projet. Parce qu’à l’arrivée, le film lui-même a bon coeur. J’aimerais vraiment que les spectateurs quittent la salle en se sentant bien. Car si le film, intrigue policière oblige, explore certains aspects particulièrement déplaisants de la nature humaine, j’ai avant tout veillé à ce qu’il s’en dégage un sentiment très premier degré de bonté, sans rien céder au cynisme ni au sarcasme.
Avec Daniel Craig, mais aussi Chris Evans, Jamie Lee Curtis, Toni Collette, Don Johnson, Michael Shannon, Christopher Plummer ou même Frank Oz au générique, chaque fois qu’un personnage apparaît dans le cadre, c’est aussi la garantie d’avoir du plaisir à identifier un visage bien connu à l’écran. Est-ce la manière dont vous avez conçu le casting?
Bien sûr. Et c’était déjà complètement l’esprit des adaptations cinématographiques des livres d’Agatha Christie élaborées durant les années 70 et 80. Je pense notamment à ces films où Peter Ustinov jouait Hercule Poirot. Ces adaptations étaient bourrées de stars, comme Mia Farrow, David Niven, James Mason, Bette Davis… Chaque apparition d’un personnage suscitait un réel émoi et c’est avec ce plaisir très particulier que j’ai aussi eu envie de renouer. Mais, à nouveau, j’ai également voulu jouer d’un certain contraste en castant Ana de Armas, que le public connaît beaucoup moins, dans l’un des rôles-clés du film. Je pense que sa présence un peu perdue au milieu de toutes ces vedettes de cinéma contribue elle aussi à favoriser une certaine identification spectatorielle.
Comme Poirot, le personnage de détective privé joué ici par Daniel Craig pourrait très bien devenir le héros récurrent de plusieurs films. Envisagez-vous une suite noyautée autour d’une nouvelle enquête de ce Benoit Blanc?
À vrai dire, on y pense beaucoup. On s’est tellement amusés avec Daniel sur ce tournage que l’idée de nous retrouver régulièrement pour une nouvelle énigme nous enthousiasme complètement. Il faut voir, bien sûr, comment Knives Out va fonctionner. Mais les possibilités sont, en soi, infinies. Vous pouvez à chaque fois changer complètement de décor, d’intrigue et même de style. C’est très excitant à imaginer.
Annie Hall de Woody Allen est l’un de vos films préférés. Est-ce que la grande liberté de narration dont vous faites preuve dans Knives Out ne pourrait pas, quelque part, être envisagée comme une sorte d’héritage de cette oeuvre culte?
C’est une façon très intéressante d’envisager les choses. Annie Hall joue avec la chronologie et multiplie les lignes du temps. Ne me demandez pas pourquoi, mais la plupart des films que j’aime ont un rapport au temps très particulier. Et il est indéniable que toute ma filmographie est imprégnée de ça. C’est aussi le propre des récits d’investigation criminelle de multiplier les temporalités, entre celle de l’enquête et celle du meurtre. Et puis, chez Agatha Christie comme dans Annie Hall, tout n’est qu’une question de points de vue, de perspectives différentes sur un même événement. En un sens, Annie Hall ne raconte rien d’autre que l’enquête que mène Woody Allen sur l’échec de sa relation amoureuse. Il recueille des indices dans ses propres souvenirs.
Que vous inspirent les réactions très violentes qu’a pu susciter The Last Jedi, certains fans de Star Wars en appelant notamment à son retrait pur et simple de la saga?
Ça m’a attristé, bien sûr. Et j’y ai beaucoup réfléchi. Le fait est que je suis moi-même un fan de Star Wars depuis l’âge de cinq ans. Vous savez, tout ce qui tourne autour de cette saga a toujours suscité énormément de passion et de débats. J’étais dans ma vingtaine quand est apparue la prélogie. Et il y avait beaucoup de colère et de haine autour de ces films. La différence fondamentale étant que les réseaux sociaux n’existaient pas encore à cette époque, et que le mécontentement des fans n’avait pas la même caisse de résonance qu’aujourd’hui. Mais il y a aussi du positif là-dedans. Toute cette agitation démontre en effet à quel point la connexion des fans est profonde avec la mythologie Star Wars. Je crois qu’il faut être philosophe, et être capable d’accepter aussi le revers de la médaille.
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Vous avez réalisé trois épisodes phares de Breaking Bad, dont l’un, Ozymandias, est considéré comme le plus culte de toute la série. Comment avez-vous vécu cette expérience?
Vince Gilligan, le créateur, m’a demandé de collaborer sur la série après avoir vu Brick, mon tout premier film. Son écriture et sa vision générale sont d’un tel niveau que c’est juste du caviar sur un plateau ce genre de job. Pour moi, qui écris chacun de mes films, c’était aussi un peu des vacances. Parce que j’étais là comme simple exécutant. Il m’incombait seulement de traduire du mieux possible en images ces histoires d’un incroyable degré d’excellence. Je considère que c’est un privilège de dingue de m’être vu confier ces scripts-là en particulier. Le tournage d’ Ozymandias a été l’une des expériences les plus inoubliables de toute ma vie. À vrai dire, j’ai le sentiment d’avoir de la chance en matière de séries. Prenez BoJack Horseman sur Netflix: je suis un fan inconditionnel de ce truc depuis le tout début. Et puis, en 2015, ils me proposent de venir faire la voix d’un personnage sur deux épisodes, alors que je n’ai absolument aucune expérience en tant que comédien. J’aurais fait n’importe quoi pour eux. C’était tellement marrant. Je n’en peux déjà plus à l’idée de devoir attendre janvier afin de découvrir le final de la dernière saison.
À propos de séries, d’où vient cette énorme référence à Game of Thrones placée dans Knives Out?
Elle est purement accidentelle, figurez-vous. En écrivant le film, je savais que je voulais placer dans le décor un grand enchevêtrement de couteaux qui en imposerait quasiment comme un élément religieux. Et puis quand, sur le tournage, on a positionné le siège sur lequel défile chacun des suspects juste devant cet immense rayonnement d’armes blanches, j’ai visionné la scène à travers l’objectif de la caméra et je me suis exclamé: « Mais enfin! C’est le Trône de fer de Game of Thrones! » On ne l’avait absolument pas anticipé, mais on s’est dit, OK, allez, pourquoi pas (sourire). Le fait est que cet objet est parfaitement raccord avec le titre du film, Knives Out, qui m’a été inspiré par une chanson de Radiohead du même nom, présente sur l’album Amnesiac. C’est l’idée que tous les personnages sont prêts à attaquer comme des vautours, à planter un couteau dans le dos à la première occasion. Ça me semblait être un bon titre pour un film de ce genre.
Knives Out (À couteaux tirés). De Rian Johnson. Avec Daniel Craig, Ana de Armas, Chris Evans. 2h11. Sortie: 27/11. ***(*)
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