Kif-Kif bourricot: le confinement de Guillaume Sørenson

© ILLUSTRATION: RALPH MEYER
Guillaume Sørenson

Chaque semaine, un dessinateur et un écrivain nous proposent une carte blanche sur le thème du coronavirus.

Cher Journal,

J’ai répondu à l’appel des fourneaux, frénétique; entre muffins vanille, carrot cakes et choux à la crème, j’ai gavé toute la rue à grand renfort de Tupperware déposés au pied des boîtes aux lettres.

Avec Émile, le voisin diagonal, nous nous saluons avec le pied depuis le début de l’épidémie.

Je perds l’équilibre à chaque tentative; alors, sous nos masques, nous rions quelques secondes de ce salut acrobatique.

Aux courses, j’ai inventé un jeu: je dois trouver chaque fois une nouvelle manière de trucider les imbéciles qui ne respectent pas la distanciation sociale, ni aucune mesure d’hygiène basique. Il y a dix jours, c’était un étudiant à peau grasse, sa gueule de tarte aux fruits des bois et son caddie plein de bières, de mojito ready made, de chips Bugles et de Chavroux que j’assassinais avec une tronçonneuse. Hélas, ce jeu malsain, aussi cathartique soit-il, m’offre des terreurs nocturnes. Dans le premier cauchemar, je revis un souvenir précis répété à l’identique, un coup de téléphone; Paule m’a sonné il y a une semaine, elle bosse en réanimation à Nancy.

« Fais attention, Claude. Entre toi qui est obèse, 50 ans, et un jeune de 30 ou 40, le choix est vite fait. Reste chez toi! »

À partir de là, le souvenir se détraque: je raccroche, je cours dans tous les sens; et pendant mes errances folles, comme un oiseau attaché par un fil, je gonfle, grossis, ma propre gorge enfle et forme une gargantuesque bulle de batracien; au moment où je suis prêt à éclater, je ressuscite dans mon lit, moite de sueur.

Dans le second cauchemar, il neige à gros flocons et la voisine, vêtue d’un bikini d’où ses rondeurs flasques débordent, me hurle, perchée sur un âne: « Comment va? Je sors deux fois par jour. On finira tous par l’avoir, je m’en fous. L’avoir ou pas, c’est kif-kif bourricot. » Elle tire le baudet jusque dans son garage, et rentre chez elle en laissant la porte d’entrée ouverte. Je pénètre à l’intérieur de sa maison; elle se tape un barbecue au milieu de la cuisine. Ivre de colère, je lui fourre la tête sur les charbons ardents avant de lui mettre le feu en vidant une bouteille d’alcool à brûler sur sa tronche. Paniqué par les masses de fumée qui déclenchent le bruit atroce des alarmes incendie, je cherche un escabeau dans toute la maison; je finis par en trouver un sous l’évier puis j’entreprends de détacher les alarmes pour retirer la pile. Au moment où le bruit s’arrête et où demeure, seul, le cri d’agonie de la voisine, je me réveille. Mais la voisine est encore en vie. Elle a filé le virus à la moitié du quartier, à taper la discute au voisin de gauche, au voisin de droite, à faire les courses tous les jours, mais elle a survécu. Pour l’instant.

Le service comptabilité au ralenti, j’ai fini la journée en trois heures maximum. Après, rendu à ma tasse de café, j’attrape des noeuds à l’estomac; je n’ai plus de farine, ni de blé, ni de riz, ni de châtaigne, ni d’autre chose… Pas d’échappatoire. Et plus de Tupperware.

Ce matin, j’ai lu la page Wikipédia de la grippe de Hong Kong: un million de morts entre 1968 et 1970, deux fois plus en 1957 avec la grippe asiatique. La voisine est bien coriace, elle est de 1946.

La sonnette m’a tiré de mes inquiétudes.

Au pied de ma boîte aux lettres, scotchée au couvercle de mon Tupperware rond Allegra 2,5 L rempli de rochers coco, une enveloppe.

« Cher Claude,

Merci pour les muffins. J’espère que ces quelques douceurs vous plairont. Comment allez-vous? De mon côté, impossible de dormir, je fais d’horribles mauvais rêves où, déguisé en d’Artagnan, j’embroche des dizaines de jeunes en pleine lock down party. J’ai bien tenté de laisser la fenêtre ouverte, pour l’oxygène; les moustiques en profitent et aspirent mon mauvais sang. J’ai passé la matinée à les roussir avec la raquette électrique, la chambre embaume la guerre, la victoire, presque une odeur de poudre à canon.

J’espère vous lire bientôt,

Amitiés

Émile »

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