Critique | Musique

Kendrick Lamar, au Sportpaleis: la couronne et les épines

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© Greg Noire
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Concert - Kendrick Lamar

Date - 28/10/2022

Salle - Sportpaleis d'Anvers

Critique - L.H.

Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Vendredi soir, au Sportpaleis d’Anvers, Kendrick Lamar a livré un show aussi sobre qu’intense.

Kendrick Lamar n’a jamais été une pop star comme les autres. Quand il y a précisément 10 ans, l’album Good Kid, M.A.A.D City le plaçait instantanément au sommet du rap, il le faisait non pas en balançant tube sur tube, ni en inondant les réseaux sociaux de gimmicks accrocheurs, ou en ruminant des refrains trap drogués. Mais en tentant un rap complexe, bavard, à la fois ancré dans une héritage musical afro-américain (le disque suivant To Pimp A Butterfly puisant par exemple dans le jazz), mais toujours enclin à pousser les meubles pour proposer une vision personnelle des choses. Jusqu’à obtenir en 2017, avec l’album Damn, le fameux prix Pulitzer, une première pour un musicien non-classique. Une consécration pour le bon élève de la classe. Et un poids supplémentaire pour le rappeur, qui disparaîtra d’ailleurs pendant un moment. Le temps de la présidence Trump, et de revenir au printemps dernier avec Mr Morale & The Big Steppers. A nouveau, il n’a pas choisi la facilité : monumental, le double album est touffu, tortueux, ambigu, évoquant pêle-mêle la dépression, le covid, la masculinité toxique, la cancel culture. Un disque, dont le principal single – The Heart Part 5 – n’est pas repris dans la tracklist, et dont un autre – We Cry Together – consiste en une engueulade conjugale de 6 minutes, au cours de laquelle le f word est prononcé plus d’une centaine de fois… Très fort.

Pourtant, même pour une star aussi atypique, la manière avec laquelle il démarre son concert est interpellante. Vendredi soir, de passage au Sportpaleis d’Anvers, le rappeur entame les débats non pas par une choré pétaradante ou en déboulant du plafond, tel un superhéros hip hop. Mais planqué dans un coin de la scène, au piano, dos au public, et accompagné d’une… marionnette. La poupée est à son effigie. Après l’intro (« I hope you find some peace of mind in this lifetime ») et United In Grief, elle accompagne même le maestro sur N95. Kendrick Lamar, ventriloque ? Le rappeur a toujours aimé ça. Après tout, il a bien réussi à ressusciter son idole Tupac Shakur et à converser avec lui (sur Mortal Man), et, pour le clip de The Heart Part 5, il s’est amusé à se glisser dans la peau de célébrités noires plus ou moins controversées. Si Lamar a réussi à marquer à ce point les esprits, c’est aussi pour cela : par sa capacité, non pas à incarner, mais servir de caisse de résonance aux différentes voix de la culture noire américaine, se servant de leur parcours pour raconter le sien.

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Sauf qu’aujourd’hui, c’est désormais lui qui est écouté, célébré, vénéré. Il est LE rappeur superstar, le gardien d’un temple/genre devenu mainstream. Bon gré ou mal gré, il en est devenu sa bonne conscience. Sa caution morale… Précisément, l’album Mr Morale & The Big Steppers tourne autour de cette idée, de cette couronne si lourde à porter. De la même manière, le concert ne cesse de creuser cette question. Avec tout ce que cela peut impliquer de paradoxes. Comment déjouer le complexe du Messie, tout en se retrouvant au centre de l’attention pendant plus d’une heure et demie ? Et ce quasi seul – comme sur sa tournée précédente, les musiciens sont planqués en bas de la scène -, uniquement accompagné de danseurs, une douzaine en tout – oui, comme les apôtres… Comment soulever les foules, les secouer, les remuer, sans les manipuler ?

Kendrick Lamar ne donne aucune réponse simple. Il est bien question de show. Mais il est aussi sobre que spectaculaire, à la fois minimaliste et percutant. Et ne fait jamais l’économie de ses contradictions. Par rapport au concert proposé au festival de Glastonbury, au cours duquel il arborait une couronne christique d’épines et de diamants (137 carats en tout), il se contente à Anvers d’un fut en cuir et t-shirt noir, chaîne argentée au cou et boucles d’oreilles discrètes. Lamar communique peu, ne sourit jamais. Il se contente le plus souvent d’arpenter le long podium qui relie la scène principale en forme de bloc blanc, et celle du fond, de laquelle s’élèvera une podium noir. Chaque pas est cependant compté, chorégraphié. On s’en rend compte par exemple quand sur Count On Me, il reproduit les mouvements de son ombre, criblée de flèches dans le dos, projetée au fond de la scène. Les danseurs eux-mêmes ont le pas militaire, haché. Et quand ils font mine de quitter leur schéma, c’est pour mimer une danse frénétique, désarticulée.     

Si même l’extase semble donc millimétrée, dans un spectacle qui tente régulièrement de déminer sa propre « spectacularité », cela n’empêche pas de créer des émotions. Là où la tournée précédente avait pu laisser certains à quai, le Morale Tour parvient à embarquer plus facilement le public dans ses partis pris radicaux. Il n’est toujours pas question de lancer une chenille. Mais régulièrement, la mise en scène et l’interprétation filent le frisson. C’est le cas avec les morceaux de Mr Morale. Mais plus encore, ce sont les titres de Good Kid, M.A.A.D CityMoney trees, Bitch Don’t Kill My Vibe, Backseat Freestyle – et de DAMN – HUMBLE, DNA – qui mettent le feu à la fosse, To Pimp A Butterfly n’étant évoqué qu’à travers le classique Alright et King Kunta. Distillés intelligemment tout au long du set, ils alimentent le récit développé par le rappeur. Ils le complètent, le décalent même : en toute fin, la voix samplée de Mr Morale qui annonce « It was one of the worst performance I’ve ever seen » – comme quoi, oui, Lamar a aussi de l’humour.

A d’autres moments, les morceaux trouvent une nouvelle signification. Quand la voix off – celle de l’actrice Helen Mirren, qui intervient régulièrement tout au long du concert – annonce par exemple à Lamar qu’il a été « contaminé », celui-ci se retrouve mis en quarantaine, enfermé dans un cube, encerclé par quatre hommes en combinaison médicale. Et d’entamer alors Alright, transformant ce qui était devenu l’hymne du mouvement Black Lives Matter, en un élan plus général. Plus tôt, avant HUMBLE, la même voix houspille Kendrick Lamar, lui reprochant d’« avoir de nouveau laissé l’ego utiliser le meilleur de toi-même ». Difficile à ce moment-là de ne pas penser au cas Kanye West…

On a d’ailleurs souvent présenté Lamar comme l’antithèse de West : le rappeur raisonnable VS le rappeur provocateur, la conscience contre la folie, la maîtrise contre les dérapages, la pondération contre l’égo démesuré. Mais avec Mr Morale & he big Steppers, Lamar a montré que cela n’était pas aussi simple. Et que dans tous les cas, il refusait d’enfiler le costume de sauveur du rap, comme la posture d’idole en général. En toute fin de concert, au lieu d’une marche triomphale, il laisse le soin à son cousin Baby Keem d’enflammer la dernière ligne droite. Et quand il reprend la main, c’est pour insister : « I’m not your savior ». Au passage, il en profite pour poser la question, qui est devenue l’un des slogans de la tournée : au public, il ne demande pas s’il est  heureux de la soirée, mais plutôt : « Are you happy for me ? »… Le comble de l’égoïsme et de la mégalomanie pour un artiste ? Une manière au contraire de les dégoupiller ? Un concert de Kendrick Lamar n’est peut-être pas de ceux dont on ressort extatique. A la place, le rappeur préfère vous laisser repartir avec ce genre de questions. Sur le chemin du retour, on cherche toujours la réponse…

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