Critique | Livres

Kate Summerscale – La déchéance de Mrs Robinson

Ysaline Parisis
Ysaline Parisis Journaliste livres

RÉCIT | Kate Summerscale revisite la société victorienne à la lumière d’un scandale intime. Et si Emma Bovary avait été british?

Kate Summerscale - La déchéance de Mrs Robinson

L’avantage, quand on est écrivain, c’est que, sous couvert de littérature, on peut vivre à l’envi sa nostalgie d’un autre temps. C’est visiblement sous les hauts plafonds et dans les petits papiers de l’Angleterre victorienne que se serait bien vue la Londonienne Kate Summerscale, qui hante l’ère mythique au fil de livres mêlant habilement le romanesque à l’essai historique. Il y a quelques années, dans l’éblouissante Affaire de Road Hill House, elle remontait aux origines de Scotland Yard et de la figure romanesque du détective privé. Elle reprend aujourd’hui du service -et de l’époque- dans La déchéance de Mrs Robinson.

Ecosse, deuxième moitié du XIXe siècle: la gentry d’Edimbourg nourrit son grand sens des valeurs dans la fréquentation tranquille des salons et des cures thermales. A l’été 1858, c’est une véritable révolution qui se profile quand on institue un Tribunal des Affaires matrimoniales: le divorce est désormais accordé aux classes moyennes anglaises, et les demandeurs se pressent, faisant de leurs petites histoires de foyers désastreux les grandes lignes d’une nouvelle presse à scandales. Parmi eux, l’histoire vraie d’Isabella Robinson, 37 ans, libre et indocile, qui fréquente la haute et fume le cigare, trainée devant les tribunaux par son mari ingénieur qui l’accuse d’adultère avec un jeune médecin de leur extraction. Rien que de très banal. Sauf que, pour toute preuve de sa dénonciation, ledit mari présente le journal intime de sa femme…

Kate Summerscale a trouvé son sujet: bien plus qu’une vulgaire pièce à conviction dans une affaire privée, le journal d’Isabella Robinson cristallise les enjeux d’une époque qui oscille entre Dickens et Darwin, entre romanesque et scientificité. A base d’extraits d’archives, d’épluchage de correspondances privées, d’articles de presse et de fictions d’époque, autant que de larges extraits du journal d’Isabella lui-même, Summerscale se lance dans une reconstitution minutieuse d’un procès consternant: pendant cinq jours, sous les plafonds écrasants de Westminster Hall, les juges en perruque épouillent et décortiquent les écrits intimes d’Isabella. Une violation édifiante: dans l’Angleterre victorienne, la femme mariée n’a pas d’existence légale -encore moins de droits. Elle n’a pas la propriété de ses bijoux: peut-elle prétendre avoir celle de ses pensées?

Feuilleton à scandale

Dans un siècle qui se défie violemment du fantasme, le journal intime, pratique essentiellement féminine, est volontiers soupçonné. Telle Emma Bovary, Isabella, pur produit de l’ennui provincial choyé, insatisfaite, en recherche d’émotions fortes, y est accusée d’avoir documenté sa propre déchéance, de s’être empoisonnée elle-même au jeu de sa perte.

Dans ses pages les plus pertinentes, Summerscale souligne la dimension ambiguë du journal intime, entre anticipation et mémoire, pensée et action, conduisant une mise en question vertigineuse sur les limites entre confession et mise en fiction de soi…: en l’absence d’autres témoins, le journal intime d’Isabella constitue-t-il une preuve de ses péchés? A-t-elle écrit sur des événements réels ou a-t-elle seulement conçu une suite de délires érotiques? A son époque, Isabella Robinson fut malgré elle l’ingrédient humain d’un vrai feuilleton à scandale. Kate Summerscale l’aura élevée, quelque 150 ans plus tard, au rang de grande héroïne tragique.

LA DÉCHÉANCE DE MRS ROBINSON, DE KATE SUMMERSCALE, ÉDITIONS BOURGOIS, TRADUIT DE L’ANGLAIS PAR ÉRIC CHÉDAILLE, 406 PAGES.

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