Karyn Nishimura (L’Affaire Midori): « La tragédie de Fukushima a radicalement changé mon approche du journalisme »
Avec L’Affaire Midori, un premier roman frontal et remuant, la journaliste et essayiste Karyn Nishimura évoque un sordide infanticide au sein d’une frange de la société japonaise jamais remise d’aplomb, treize ans après Fukushima.
Installée au Japon depuis plus de 20 ans, Karyn Nishimura est correspondante pour les trois antennes de Radio France -France Inter, France Culture et France Info. Correspondante permanente pour Libération et Le Point, elle collabore également à des magazines japonais pour des chroniques mensuelles écrites en japonais. Tout ça pour dire que Karyn Nishimura en connaît un rayon sur le Japon et sa société, à qui elle a consacré de nombreux essais dont le plus récent, intitulé Japon, la face cachée de la perfection, s’avère complémentaire à L’Affaire Midori, premier roman ô combien fascinant.
Imaginez que la journaliste que vous êtes doit rencontrer Karyn Nishimura, l’autrice, à propos de L’Affaire Midori. Que lui poseriez-vous comme première question?
Karyn Nishimura: Pourquoi se lancer dans l’aventure d’un roman? J’ai écrit plusieurs essais mais écrire un roman, c’est un autre exercice. Clairement, ce n’est pas du tout la même écriture, ce n’est pas le même objectif et ce n’est pas du tout la même sensation d’écriture. En fait, on écrit de façon comment dire…
Plus intime?
Karyn Nishimura: Voilà, c’est plus intime. Quand on écrit un essai, on écrit sur tout ce qu’on a pu récolter comme matière. On écrit dans le but d’informer, essentiellement. Je dirai que dans l’écriture d’un roman, il peut y avoir plusieurs objectifs, le premier n’étant pas d’informer mais de toucher, d’émouvoir et parfois même de faire sourire ou de faire pleurer.
Partager une sensation? Des émotions?
Karyn Nishimura: Partager les sensations que j’ai éprouvées en l’écrivant comme l’expression de la colère, du chagrin, de la tristesse, de l’incompréhension, de la frustration. Ce qu’on ne peut pas faire dans un essai où l’on est obligé d’apporter des éléments factuels et réels alors que dans un roman, on peut mettre ce qu’on ne comprend pas, ses interrogations et ça, c’est essentiel. La narratrice du roman se heurte à un océan d’interrogations qui se dresse devant elle, face à une société humaine qui, par moments, lui semble totalement déshumanisée.
L’infanticide que commet Midori et qui vous sert de cheval de Troie pour évoquer le traumatisme de Fukushima est-il la somme de plusieurs faits divers existants?
Karyn Nishimura: J’ai effectivement cherché à regrouper autour de la même personne un ensemble de faits divers, mais ça reste une fiction constituée d’éléments véridiques.
L’Affaire Midori est aussi un vibrant plaidoyer contre la peine de mort. À part quelques articles relayés par Le Courrier International, comme celui du 26 janvier dernier à propos de l’auteur d’un incendie qui a fait 36 victimes à Kyoto en 2019, les condamnations à mort au Japon font rarement l’actualité dans la presse occidentale. Comment l’expliquez-vous?
Karyn Nishimura: La question de la peine de mort était une évidence pour cet homme, compte tenu du nombre de victimes et c’est ce que demandaient les Japonais. Ce qui m’a effectivement à nouveau troublée. D’autant qu’une semaine auparavant, un jeune de 21 ans a aussi été condamné à mort pour le meurtre de deux personnes. Deux condamnations à mort au Japon en l’espace d’une semaine, c’est énorme et ça ne fait pas la une des journaux à l’étranger alors que simultanément, un condamné mort est décédé aux États-Unis par inhalation d’azote et on en a beaucoup entendu parler. Beaucoup de jeunes ignorent que la peine de mort existe toujours au Japon. Pour eux, le Japon est une démocratie parfaite. Comment une société aussi parfaite et constituée de gens aussi instruits, éduqués et polis peut-elle se muer en un système judiciaire aussi cruel? C’est la grande interrogation à laquelle je suis confrontée en permanence, comme la narratrice du roman.
Pour vous paraphraser, L’Affaire Midori est un drame familial au cœur d’une tragédie nationale …
Karyn Nishimura: Le tsunami du 11 mars 2011 a fait 18 500 morts. Ensuite, l’accident nucléaire a détruit des vies. Je pense à tous ces gens qui ont dû fuir dans des conditions terribles. Ils ne sont pas morts, ils sont encore vivants, mais pour eux c’est presque pire. Et ils se retrouvent embringués dans des vies qu’ils n’ont nullement choisies, qui sont des vies totalement foutues en l’air et fracassées. Ce que je dis, c’est que la vie de Midori a été bousillée par le tsunami et par l’accident de la centrale nucléaire.
Et pourtant Midori assume ses actes et sa peine…
Karyn Nishimura: Elle ne considère pas que la justice est injuste envers elle. Elle sait qu’elle a tué ses enfants mais elle sait aussi que l’injustice de la société à son égard ne sera jamais condamnée. Ce qu’on regarde toujours dans un crime, c’est le verdict et pas ce qui a mené à l’acte. On ne se retourne pas sur les raisons qui pourraient pourtant être la prévention d’autres drames. Et le moyen de les éviter serait quand même de comprendre ce qui s’est passé dans certains cas pour que ça ne se reproduise pas. Ce n’est pas une condamnation à mort qui est dissuasive. On ne cherche en rien à prévenir et c’est toute la différence.
Vous écrivez que celles et ceux nés en 1990 comme Midori ont grandi dans le monde du désenchantement. C’est terrible comme constat, non?
Karyn Nishimura: Ils sont nés un peu après la mort de l’Empereur en 1989 et ils n’ont pas connu la fierté d’être japonais, de conquérir le monde, de voyager à travers la planète, d’être des grands innovateurs et de faire partie d’une société en avance dans beaucoup de domaines. Ils n’ont connu que ce qu’on leur a dit et ce qu’on leur a dit depuis qu’ils sont nés, c’est que c’était la crise. Ils ne sont pas malheureux, ils ne sont pas vraiment heureux non plus. Ils cherchent la stabilité, la sécurité et la tranquillité. C’est un peu le but de leur vie sans grande ambition. Et c’est ce qui les différencie grandement des générations précédentes. Ils ne s’engagent nulle part parce qu’ils se disent que ça ne sert pas à grand-chose de s’engager. C’est une génération à qui on ne peut pas en vouloir parce qu’elle a grandi dans un cadre de crise permanente et à mes yeux, c’est vraiment une génération sacrifiée.
L’Affaire Midori en dit effectivement beaucoup sur le Japon post-Fukushima. Y a-t-il un avant et un après le 11 mars 2011 pour vous aussi?
Karyn Nishimura: La tragédie a radicalement changé mon approche du journalisme. Et la façon de parler de la société japonaise. Ce 11 mars 2011 aurait dû être pour le Japon un moyen de se remettre en cause et de se réveiller d’une espèce d’anesthésie dans laquelle il était tombé. Un choc pour la société, comme l’a été la défaite lors de la Seconde Guerre mondiale. Et en fait, il ne s’est rien passé et la déception est énorme. D’un point de vue journalistique, il faut aller chercher davantage les gens dans la détresse et les écouter, quitte à ne pas en faire un article tout de suite. La vitesse du traitement de l’information m’est devenue insupportable. Alors, oui, un roman est aussi une façon de recevoir la détresse des gens et de communiquer de manière plus émotionnelle.
À la lecture, on ressent aussi que vous avez beaucoup infusé cette société japonaise pendant toutes ces années…
Karyn Nishimura: Oui, parce que ce sont des choses qui ne se racontent pas forcément. Je vis à l’étranger, je vis entourée de gens qui ne parlent pas français. Je ne parle quasiment pas français au Japon. En fait, je parle tout le temps japonais et si je veux exprimer ce que je ressens, je n’ai que l’outil de l’écriture. Ce que je dois absolument souligner et qu’il ne faut surtout pas oublier dans ce roman, et ça apparaît très clairement à la fin, c’est que la narratrice finit par avoir aussi un regard faussé sur la société. Faussé par la peine de mort, l’accident nucléaire, la justice et les traitements médiatiques.
Le regard de la narratrice du roman, c’est pourtant aussi le vôtre?
Karyn Nishimura: C’est pour ça qu’à la fin, elle dit lors d’un passage extrêmement important qu’elle aimerait profiter bien plus souvent de tous les aspects les plus positifs, les plus visibles et les plus importants du Japon. Mais elle est tellement prise dans ses obsessions qu’elle occulte tout le reste, alors que le reste a une dimension autrement plus importante. C’est très important à souligner parce que la société japonaise n’est pas à 99% noire dans le sens sombre, même à 90%. Elle a, au contraire, tellement d’aspects positifs qui sont complètement occultés dans le livre à cause de la quête obsessionnelle. Je pense que les lecteurs français ou belges francophones devraient le percevoir. Par contre, un lecteur japonais qui lit et comprend parfaitement le français ne verra que l’aspect sombre parce que la narratrice a des lunettes qui assombrissent tout.
Au final, et ce n’est pas propre au Japon, on ressent très fort le mépris du politique face aux réfugiés de Fukushima qui sont des citoyens lambda, comme la maman de Midori. Vous étiez en colère lors de l’écriture?
Karyn Nishimura: J’étais plus en pleurs qu’en colère. Mais oui, il y a le sentiment de colère qui apparaît ici et là. Mais le chagrin dominait tout le reste.
Peut-on dire que ce roman est celui d’une femme blessée en proie à l’incompréhension?
Karyn Nishimura: Oui. Elle a sombré dans l’incompréhension totale, elle se rend compte qu’elle n’a rien compris. Donc oui, il y a de quoi être en colère et, comme vous le soulignez, malheureusement, ce sont les citoyens lambda qui sont méprisés. Et puis, on se dit aussi que c’est un peu de leur faute. Il faudrait crier et hurler, et c’est ce que reflète le personnage de la mère, qui finalement remplit le rôle social qu’on attend d’elle. C’est-à-dire qu’elle s’excuse d’avoir engendré une fille qui finalement apparaît à la société comme un monstre. Alors que ce que dit la narratrice, c’est que c’est l’inverse qui devrait se produire. C’est la société qui devrait s’excuser auprès d’elle de tous les drames qu’elle lui a fait subir. Voilà, tout est là, je pense.
L’Affaire Midori
De Karyn Nishimura, éditions Picquier, 180 pages.
“Le tout petit corps reposait taillé en six dans des glacières pleines de litière. La tête et les membres d’un côté, le tronc de l’autre.” C’est par ces deux phrases sèches et minimalistes que débute cette affaire Midori. S’ensuit l’arrestation de Midori elle-même, “mère de cette gamine prénommée Maya”, pour ce qu’il convient d’appeler un infanticide. Témoignages des voisins, défilé des hommes de la police scientifique, des journalistes et des camions de chaînes de télévision: nous voilà d’entrée de jeu face à une scène de crime tout ce qu’il y a de plus glauque et sordide.
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