Jonathan Glazer: « The Zone of Interest est né d’un profond sentiment de colère »
Le cinéaste britannique Jonathan Glazer a passé une décennie à préparer et à tourner un film sur l’Holocauste. Résultat magistral de cette longue recherche, The Zone of Interest est aussi et surtout un film sur le présent. Rencontre.
Cet article est paru à l’origine dans le magazine Rolling Stone.
Jonathan Glazer était, de son propre aveu, un peu perdu. Le scénariste et réalisateur de Sexy Beast et Under the Skin couvait depuis des années une idée de film sans la formuler, incertain de l’orientation qu’il donnerait à l’histoire ou de ce qu’il voulait dire sur le sujet. “Ce n’était même pas une idée, en fait”, explique le cinéaste assis dans un petit restaurant new-yorkais, tout en repensant à la quantité stupéfiante de lectures et de recherches qui ont occupé la majeure partie de ses années 2010. “C’était plus un sentiment. J’étais à la recherche d’un sentiment.” Tout ce qu’il savait, c’est que le sujet sur lequel il voulait faire un film, cette vague sensation qu’il n’arrivait pas à cerner ou à articuler, le hantait depuis qu’il était enfant. Et le hantait encore.
C’est ainsi que Glazer s’est retrouvé en Pologne, à errer sur le site de l’un des plus grands meurtres de masse du XXe siècle. C’est là qu’il a vu la maison. “C’était la maison de la famille Höss”, explique-t-il. Rudolf Höss était le commandant d’Auschwitz. C’est dans cette maison que lui, sa femme Hedwig et leurs enfants ont vécu pendant la Seconde Guerre mondiale, à une cinquantaine de mètres de l’un des crématoriums du camp. “J’ai visité la maison et le jardin, qui n’est pas exactement le même qu’à l’époque. Mais ça existe toujours. Ce qui m’a frappé, c’était la proximité du camp. La maison partageait un mur avec Auschwitz. Tout se passait juste là, de l’autre côté de ce mur. Et le fait qu’un homme ait vécu là, qu’il ait élevé sa famille là…” Jonathan Glazer marque une pause, encore ébranlé par ce souvenir. “Comment peut-on faire ça? À quel point son âme doit être noire.”
Au plus près des bourreaux
Tentative de la part de Glazer de capturer l’horreur de l’Holocauste du point de vue de Höss et de sa femme -joués par Christian Friedel (l’instituteur dans Le Ruban blanc de Michael Haneke) et Sandra Hüller (fascinante dans Anatomie d’une chute)-, The Zone of Interest (lire la critique ici) s’introduit la majeure partie du temps à l’intérieur de cette maison, suivant les routines quotidiennes de ses occupants qui organisent des fêtes d’anniversaire, bichonnent leur jardin et bavardent avec leurs voisins. Pendant ce temps, une extermination massive a lieu juste à côté. Pour eux, les cris, les coups de feu et la fumée noire qui s’échappe ne sont que leur environnement quotidien.
C’est la mise en images la plus effrayante de ces dernières années de ce drame inconcevable, d’autant plus horrible que, comme le roman de Martin Amis de 2014 auquel le film de Glazer emprunte son titre (l’expression fait référence au périmètre autour d’Auschwitz où vivaient les administrateurs du camp), le film oblige les spectateurs à découvrir les camps du point de vue impitoyable de l’un de leurs administrateurs. Cet aspect était l’une des rares choses dont le cinéaste était certain lorsqu’il a envisagé réaliser un film sur l’Holocauste, un objet de fascination qu’il attribue à la découverte, enfant, des photos de la Nuit de Cristal et des camps dans l’un des National Geographic de son père. “Je me souviens avoir pensé qu’il s’agissait de personnes réelles sur ces images, se souvient Jonathan Glazer. Les gens qui étaient battus dans les rues, qui étaient embarqués dans les trains, que les soldats trouvaient dans les camps lorsqu’ils les libéraient -ils ressemblaient à mes proches. Ils me ressemblaient.”
Pourtant, lorsqu’il a commencé à réfléchir sérieusement à la manière dont il pourrait rendre compte du génocide à l’écran, Glazer a observé “le monde de plus en plus sombre qui nous entoure, et j’ai eu le sentiment que je devais faire quelque chose à propos de nos similitudes avec les coupables plutôt qu’avec les victimes. Quand on dit “c’étaient des monstres”, on dit aussi “ça ne pourrait jamais être nous”. C’est une façon de penser très dangereuse.”
L’idée de s’attaquer à cette atrocité -que tant d’artistes, d’écrivains, d’experts et de critiques culturels ont tenté de disséquer et/ou de rendre dans le domaine de la fiction- d’une manière différente mais profonde a déclenché les premières conversations entre Glazer et son producteur de longue date, James Wilson. “Nous n’avions pas encore terminé Under the Skin lorsqu’il m’en a parlé pour la première fois, se souvient ce dernier lors d’un appel Zoom. On s’est échangé beaucoup de livres, on a beaucoup discuté de ce qu’on pouvait apporter et qui n’avait pas encore été dit. Il ne voulait pas faire un autre “film sur l’Holocauste”. Mais ni l’un ni l’autre ne savions de quoi il s’agirait.”
Glazer a pensé traiter cet acte de barbarie historique de manière inconfortablement subjective lorsqu’en 2014 il a lu par hasard dans un journal un extrait du livre de Martin Amis, La Zone d’intérêt (paru en français aux éditions Calmann-Lévy), ce qui a donné lieu à ce que Wilson appelle “le moment qui fait éclater l’atome et qui se produit pour tous nos films”. Ce n’était pas beaucoup plus qu’un paragraphe, dit le réalisateur, mais il y a puisé deux choses auxquelles le cinéaste avait beaucoup réfléchi: la perspective et la complicité. “L’histoire est racontée du point de vue d’un commandant nazi fictif, explique Glazer, et j’avais déjà décidé de raconter l’histoire non pas de ceux qui se trouvaient dans le camp, mais de ceux qui le dirigeaient. Le livre était courageux, en ce sens qu’il assumait exprimer sans réserve cet état d’esprit d’une manière extrêmement inconfortable. Il y a un triangle amoureux, ce qui ne nous intéressait pas du tout. Mais une fois que j’ai commencé à le lire, le roman est devenu le noyau pour moi. Ce n’était qu’une étincelle, mais une étincelle très, très importante.”
Pourtant, il ne voulait pas se contenter d’adapter le livre. Ses recherches ont révélé que le protagoniste du roman se basait sur la vie de Rudolf Höss, personnalité sur laquelle s’est à son tour penché Jonathan Glazer. “Höss est passé d’un nom parmi tant d’autres dans les livres d’Histoire à un être humain qui était un père, un mari et quelqu’un qui avait véritablement foi en ce qu’il faisait, explique-t-il. Je n’arrêtais pas de me poser des questions. Comment? Honnêtement, la dernière chose que je voulais faire était de passer beaucoup de temps à lire sur lui et à penser à lui.” Il marque une pause. “C’est exactement ce que j’ai fait les années qui ont suivi.”
En rassemblant “trois lignes, deux mots, un paragraphe”, tout ce que Glazer a trouvé en référence à la famille Höss, il a commencé à percevoir ces personnes comme “des gens horribles, amoraux, bourgeois, carriéristes” qui avaient simplement normalisé le mal. Pourtant, Le réalisateur de Birth n’est toujours pas certain du chemin à emprunter. Le cinéaste a commencé à se rendre en Pologne et c’est au cours d’une conversation avec Piotr Cywiński, directeur du Musée d’État d’Auschwitz-Birkenau, que Glazer a dû une fois de plus questionner ses intentions. “Il m’a dit: “Pourquoi faites-vous cela? Pourquoi voulez-vous faire cela?”, se souvient-il. “Je lui ai répondu que je n’en avais aucune idée. C’est pour ça que je suis ici. Il m’a conseillé d’aller à Auschwitz -où, pour être honnête, j’ai toujours eu peur d’aller. Mais Piotr m’a dit: “Va et écoute. Si tu écoutes, d’une manière ou d’une autre, tu le découvriras.”” Une fois sur place et après avoir vu la maison, Glazer a eu l’impression que ces années de recherches sur le sujet l’avaient mené jusqu’à cet endroit. Il avait son point de départ.
Déstabiliser le spectateur
Le résultat devait non seulement détailler la banalité derrière la banalité du mal, mais envisager l’Holocauste d’une manière totalement différente de l’imagerie habituellement associée à ce genre de films. “Nous nous sommes désensibilisés à ces films, note Glazer. Il est impossible de montrer ce qui s’est passé à l’intérieur de ces murs. Et à mon avis, il ne faut pas essayer” -le film ne comporte qu’une seule scène se déroulant réellement à l’intérieur d’Auschwitz, et la caméra reste sur un gros plan du visage de Höss. Au lieu de montrer, The Zone of Interest utilise la suggestion et le son -ce qu’il appelle le “mal ambiant”- pour évoquer la manière dont des êtres humains ont pu percevoir le meurtre méthodique d’autres êtres humains comme un bruit de fond dans leur vie plutôt que comme une profonde tragédie. Alors que des scènes domestiques pittoresques se déroulent dans des jardins ensoleillés et des salles à manger joliment décorées, les aboiements des chiens, les coups de feu et les cris se mêlent à la bande sonore. Jonathan Glazer a également voulu commencer le film par une longue séquence en noir total, accompagnée uniquement de la partition atonale et bourdonnante de Mica Levi. “Je voulais que les spectateurs se rendent compte qu’ils sont en train de s’immerger, explique-t-il, en référence au vide qui accueille les spectateurs avant de passer à la famille Höss en train de pique-niquer au bord d’un lac. C’était une façon d’accorder leurs oreilles avant de préparer leurs yeux à ce qu’ils s’apprêtent à voir. Il y a le film que vous voyez ici -et il y a le film que vous entendez.”
Lorsqu’il a fallu filmer à l’intérieur de la résidence des Höss -une reconstitution de la maison a été minutieusement construite plusieurs maisons plus bas que la vraie-, Glazer a décidé de dissimuler près d’une douzaine de caméras dans différentes pièces, puis a demandé à ses acteurs de jouer leurs scènes en prises continues pendant qu’il filmait le tout, de manière à évoquer des séquences capturées par des caméras de surveillance. Ce que le producteur James Wilson appelle “une maison digne de Big Brother remplie de nazis”. “Christian Friedel me l’a récemment rappelé, explique Sandra Hüller, que nous rencontrons quelques semaines après avoir discuté avec Jonathan Glazer. Certaines prises duraient jusqu’à 45 minutes. On ne savait pas ce qui était filmé, ni sous quel angle, ni d’où. L’équipe et les moniteurs se trouvaient dans un bâtiment séparé, si bien que s’ils ne nous disaient pas de couper, nous recommencions une scène et elle finissait par être complètement différente.” L’idée était de créer une expérience immersive où les acteurs pouvaient se fondre dans des personnages vaquant à leurs occupations quotidiennes, et où ils étaient libres non seulement d’explorer leur environnement, mais aussi de se plonger dans la vie quotidienne ennuyeuse et banale -un contraste avec l’horreur qui se déroule littéralement à leur porte. “On pourrait comparer ça au théâtre, mais dans le cas du théâtre, il faut au moins faire face au public, ajoute l’actrice. Ici, c’était tout autour de vous. L’une des premières choses que j’ai dites à Jonathan, c’est: “Je ne veux pas interpréter Hedwig. ça ne m’intéresse pas.” Il m’a répondu: “Ce n’est pas un biopic. Il s’agit de faire le lien entre le passé et le présent.” Et les caméras dans la maison ont aidé à cela, je pense.”
C’est un concept que Glazer espérait rendre explicite avec la fin du film, qui montre Auschwitz au XXIe siècle. Un flash-forward déstabilisant qui, selon lui, est né lorsqu’il s’est promené un matin sur le site et a remarqué que l’équipe de nettoyage ramassait les ordures et passait l’aspirateur devant les objets exposés. “C’était comme s’ils s’occupaient de tombes, raconte Glazer. Vous savez, Höss est parti depuis longtemps. Il n’est plus que cendres. Mais le musée, et l’importance de tels musées, sont toujours là.” Ce sont les témoins du passé, ajoute-t-il, et si Glazer espère que The Zone of Interest sera également reçu de cette manière, il admet que se plonger ainsi dans l’abîme l’a profondément bouleversé. “J’ai chez moi des étagères remplies de livres sur le sujet, déclare Jonathan Glazer, et je suis heureux de m’en débarrasser et de mettre la réalisation de ce film derrière moi. Ce fut un véritable voyage, qui n’a pas été facile.” “Mais ce sentiment que je recherchais, je sais maintenant ce que c’est, poursuit-il. C’est un film qui est né d’un profond sentiment de colère. Je ne voulais pas faire une pièce de musée. Je ne voulais pas que les gens maintiennent à distance ce passé, et qu’ils s’en aillent sans être troublés par ce qu’ils ont vu. Je voulais dire non, non, non. Nous devrions nous sentir profondément en insécurité face à cette horreur fondamentale qui sous-tend tout.”
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