Joachim Lafosse cinéaste du non-dit et de la honte dans « Un silence »
Dans Un silence, son dixième long métrage, Joachim Lafosse interroge nos silences coupables ou responsables. Une œuvre intense et percutante qui décortique les liens familiaux, terrain de jeu qu’affectionne tout particulièrement le réalisateur.
À l’écran, une grande demeure bourgeoise à l’ambiance feutrée qui étouffe les cris, aux plafonds si hauts que les mots s’y perdent. Elle semble être pour Joachim Lafosse le théâtre idéal d’un drame de la parole tue. Astrid se tait, depuis des années. Elle couvre, protège, épargne son mari, avocat médiatique, et la tranquillité apparente de son foyer. Elle participe à l’histoire que l’on raconte aux autres, dehors, sur la famille idéale. Mais entre les murs, l’histoire diffère. C’est un autre récit qui se joue, celui des abus, de la perversion, de la loi qu’on enfreint. Jusqu’à cette nuit où Raphaël, le fils adolescent, ne peut qu’agir, frapper, faute de pouvoir réconcilier ces deux histoires contradictoires. Alors Astrid parle.
Depuis le début de sa carrière, Joachim Lafosse explore les familles. Mais aussi nos limites et nos inconforts, nos errances et nos contradictions, les endroits où l’équilibre se rompt, ceux où l’on bascule. Dans Un silence, il a voulu proposer “un thriller psychologique sur le silence et la honte, l’histoire d’une famille qui subit le venin des crimes sexuels perpétrés par l’homme de la maison”, nous confie le cinéaste. Il n’interroge pas tant l’absence de parole des victimes ou des témoins que leur “silenciation”, c’est-à-dire la faculté à faire taire en n’écoutant pas les mots qui sont pourtant souvent posés. “J’avais l’envie de parler d’un endroit où comme personne ne dit la vérité, la vérité ne vaut plus rien, et on finit par être “parlé” par les autres.”
Tout l’objet du film est d’interroger la fabrique de ce qui est tu et pourtant su. “On sait aujourd’hui que la sidération accompagne la découverte du crime ou son vécu en tant que victime. C’est une logique inconsciente et destructrice. Mais Astrid, la mère de mon histoire, ne peut que le déni. Pourquoi? Car elle ne s’estime pas suffisamment. Elle n’a sûrement pas rencontré par hasard l’homme puissant qu’elle protège. J’ai voulu montrer la manière dont l’emprise s’opère sur cette femme, sa mécanique. On a un homme qui se présente comme un père, ce que le système respecte plus que tout. Or un père ce n’est pas ça, c’est quelqu’un qui défend la loi, qui fait savoir que l’inceste est un interdit. Dès lors que ce n’est plus le cas dans la maison, tout y est possible.” Aux prémices du récit, le cinéaste s’est inspiré d’une affaire qui a marqué l’opinion publique belge, celle impliquant Victor Hissel, avocat des parents de Julie et Mélissa, victimes de Marc Dutroux, condamné pour détention d’images pédopornographiques, et poignardé par son propre fils. Cette histoire symbolise aux yeux de Joachim Lafosse la façon dont les enjeux se sont déplacés du dehors vers le dedans. “On est passé, en quelques années, d’une époque où l’on avait peur du pervers isolé, tapi dans les bois, à un questionnement sur ce qui se passe à l’intérieur des familles. Le dedans et le dehors étaient au cœur de l’écriture et de la mise en scène pour moi. Dehors, il y a un homme médiatique, qui brille dans la lumière, et raconte l’histoire qu’il veut faire entendre. Dedans, c’est une toute autre histoire. Le fils de cet homme devient fou car il ne sait plus quelle histoire croire. Le film est aussi une invitation à une forme de vigilance, parce que moi je n’ai jamais oublié que l’homme qui m’a inspiré le personnage de l’avocat m’a fait pleurer à l’enterrement de Julie et Mélissa. Il faut faire attention aux gens qui brillent, qu’ils éblouissent ou qu’ils fassent de l’ombre. Et j’ai bien conscience de dire ça en étant moi-même dans la lumière.”
Donner à voir le silence
Le pari avec ce film, c’est de donner à voir le silence. Lafosse passe par une mise en scène volontairement classique abandonnant la caméra à l’épaule pour privilégier les plans-séquences. “Pour moi la correspondance visuelle du silence, c’est l’ombre. À l’extérieur, cet avocat qui cherche à éblouir est dans la lumière. Mais à l’intérieur de la maison, il cherche l’ombre pour mieux se cacher. Ce que raconte le film esttellement sournois qu’il me fallait une réalisation silencieuse, où rien ne déborde, qui laisse complètement place au récit.” Ce qu’il fallait aussi, ce sont des corps qui incarnent ces destins. Le film s’ouvre et se clôt sur le regard d’Astrid, incarnée par Emmanuelle Devos, au travers duquel passent tous ses questionnements, ses doutes, ses peurs, tout ce qu’elle comprend aussi. “La composition d’Emmanuelle est si subtile. Elle tourne autour du déni et du silence qu’elle construit à travers une respiration, un souffle qui se perd, un sanglot qui se retient, une voix qui part soudain dans les aigus. À ses côtés, Daniel Auteuil a eu le courage d’interpréter ce rôle âpre, repoussant, que beaucoup d’acteurs ont refusé.”
Le film questionne les liens qui irriguent la famille et orchestre aussi la confrontation de deux générations de femmes, Astrid et sa fille, Caroline. Cette dernière “est devenue femme à l’ère #MeToo, mais pour la mère, la parole est quelque chose qui reste compliqué. Ce qui me rend Astrid émouvante, c’est qu’elle aurait pu éduquer sa fille pour en faire une femme silencieuse comme elle. Pourtant, elle lui a donné le courage qu’elle n’a pas. Astrid est de toute façon si proche du crime… Son silence est-il coupable? Je pense qu’il est responsable, mais pas coupable. Ces générations qui n’ont pas grandi avec la libération de la parole vont pourtant encore devoir parler. Or quand elles parlent, si on les condamne parce qu’elles ne l’ont pas fait plus tôt, elles ne parleront jamais. La plus grande cascade pour moi avec le film, c’était de parvenir à tisser un lien entre le public et Astrid. J’essaie de ne pas mettre le spectateur dans une position de procureur ou de juge, mais de l’amener à comprendre ce qui engendre le silence et la honte. Et de là, la culpabilité. Si on veut continuer à faire évoluer la magnifique époque dans laquelle on vit, il faut aussi que l’on offre un terrain d’écoute qui permette aux témoins ou victimes de crimes d’ordre sexuel de parler. Les experts et les spécialistes le montrent très bien, c’est souvent celui qui dénonce qui est exclu, pas le criminel.”
La parole des hommes
Le film s’inscrit dans une réflexion toute contemporaine sur les questions d’inceste notamment, tout en offrant un troublant écho à un film précédent de Joachim Lafosse, Élève libre sorti en 2009, qui racontait l’emprise et les abus dont était victime un jeune garçon à l’entrée de l’âge adulte. Une histoire très personnelle, une blessure, également à l’origine d’Un silence. “Quand Élève libre est sorti, j’ai eu le sentiment que ma parole se retournait contre moi. J’invitais le public à interroger son sens des limites et c’était moi que l’on traitait de pervers. Certains qui semblaient avoir aimé le film en faisaient une œuvre libertaire! On oublie tout le temps qu’il y a deux auteurs dans une œuvre, le cinéaste et le spectateur. Et au fil du temps, les œuvres bougent. En dix ans, beaucoup de choses ont changé. C’est à la fois bouleversant et très apaisant. Je pense que le public d’aujourd’hui a le souhait d’interroger ces questions, de s’en emparer, d’explorer ses propres silences. Démocratiquement, c’est une évolution dont on ne mesure pas encore l’ampleur. Ce qui s’est passé avec #MeToo, mais aussi le travail de Christine Angot depuis des décennies, celui de Vanessa Springora, Camille Kouchner, Neige Sinno, c’est politique, c’est une manière de transformer la démocratie. Angot est vraiment l’autrice qui m’a donné le courage d’écrire Élève libre. Sans elle, je serais resté silencieux. Mais cette attention nécessite une vigilance de tous les jours, une introspection honnête et véritable.”
Notons qu’aujourd’hui pourtant, il faut chercher les voix masculines qui disent l’emprise. “Je constate une chose: avec ce changement de paradigme qui rend la parole possible, c’est qu’en tant qu’homme et en tant que victime, j’ai profité de la sororité, je me suis senti soutenu par le mouvement initié par les femmes avec #MeToo et la libération de la parole. J’aimerais bien que cette sororité ait une déclinaison masculine. Très peu d’hommes ont raconté l’emprise, l’abus, même si des auteurs comme Stéphane Lambert (avec son roman L’Apocalypse heureuse, NDLR) ont pu le faire. Quand on est un homme et qu’on le raconte, il n’y a plus de fraternité, juste de l’isolement. Avec Élève libre, j’ai été “silencié”.Les paroles masculines sur ce sujet manquent. Quand les hommes “forts” accompagneront ceux qui osent ces récits, affirmeront qu’ils n’en sont pas moins des hommes pour autant, on aura franchi un cap. La Familia grande de Camille Kouchner, c’est une histoire d’homme raconté par une femme. Les femmes ont déjà beaucoup donné, c’est aussi à nous, les hommes, maintenant de parler.”
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