Critique | Livres

Janet Malcolm raconte la vie de Sylvia Plath comme un polar à suspense

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Janet Malcolm écrit toute la complexité du couple formé par Ted Hughues et Sylvia Plath. © dr

Janet Malcolm, éditions du Sous-Sol

La Femme silencieuse

240 pages

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Les éditions du Sous-Sol exhume un nouvel essai d’une des plumes historiques du légendaire New Yorker. Après le journalisme, Janet Malcolm s’attaque à la biographie au travers du mythe de Sylvia Plath. Brillant.

Janet Malcolm n’y va pas par quatre chemins: “La biographie est le moyen par lequel les derniers secrets des morts leur sont arrachés pour être jetés en place publique.” On n’avait jusqu’ici pas trop envisagé la pratique biographique sous cet angle. Pour analyser cet art subtil, le cas du couple Sylvia Plath-Ted Hughes est éminemment exemplaire. Rappelons les (tristes) faits. Cela faisait plusieurs mois que Sylvia Plath, née en 1932 dans la banlieue de Boston, était séparée de son mari Ted Hughes, poète anglais réputé. Il aurait eu une liaison avec une femme mariée. Plath vivait désormais seule avec ses deux enfants à Londres, et le 11 février 1963, après avoir enfermé sa fille et son fils endormis dans leur chambre à l’étage, laissé du pain et du lait à leur disposition, l’écrivaine et poétesse américaine, encore peu célèbre à l’époque, met sa tête dans le four et se donne la mort en allumant le gaz.

Comme le dit Malcolm, “la rupture du couple est le cœur radioactif de toute entreprise biographique centrée sur la poétesse”. Et des entreprises biographiques centrées sur Sylvia Plath, avec un scénario aussi tragique, il va y en avoir! La thèse officielle fait de Ted Hughes, “le méchant, forcément coupable du suicide de Sylvia Plath, encore plus lorsqu’il révélera avoir détruit “pour protéger ses enfants” l’un des cahiers constitutifs du fameux journal de Plath -le dernier, remontant jusqu’à trois jours avant sa mort, un second cahier aurait, selon lui, “disparu”. Avec la publication post-mortem d’Ariel, recueil de poésies rédigé quelques mois à peine avant son suicide et considéré comme son chef-d’œuvre, Plath la martyre va très vite devenir un emblème féministe de la femme aux ambitions contrariées, elle qui convoitait la réussite en tant que mère ET en tant qu’artiste, l’impudente…

Après de nombreuses biographies jugées “dissidentes” par le camp Hughes (Olwyn, la sœur de Ted, est désignée exécutrice littéraire de l’œuvre de Plath) débarque Anne Stevenson. Elle aussi poétesse, elle aussi américaine. Bombardée biographe officielle moyennant des à-valoir mirobolants, elle n’imaginait pas dans quel bourbier elle venait de se fourrer. Elle avait pourtant pris soin, à rebours des publication habituelles, de préciser dans sa préface -geste “absolument subversif” selon Janet Malcolm- que “Toute biographie de Sylvia Plath rédigée du vivant de sa famille et de ses amis doit prendre leur vulnérabilité en compte, même si l’exhaustivité doit en pâtir”. Elle ne se doutait pas qu’elle aurait à écrire sous l’emprise d’Olwyn Hughes. Bitter Fame finira par sortir, mais les critiques seront virulentes dans “le petit monde des plathistes”, particulièrement quant au trop grand respect des consignes de Ted et d’Olwyn.

Janet Malcolm va s’entretenir avec Olwyn et correspondre avec Ted. Elle va aussi rencontrer les biographes, dont Anne Stevenson. À ses côtés, elle va recontextualiser les années 50 en Angleterre, qu’Anne a d’ailleurs elle aussi connues, et ainsi mieux comprendre les difficultés d’adaptation de Sylvia Plath à son arrivée en provenance des États-Unis. “Le récit de l’innocence américaine venant se heurter à la corruption européenne”? Malcolm va consigner chaque détail du déroulement de l’enquête alors même qu’elle est en train de la mener -de la méta-littérature, en voulez-vous en voilà…

© National

Après Joseph Mitchell, Gay Talese, David Grann, William Finnegan, etc., les éditions du Sous-Sol publient cette autre grande plume de la non-fiction au New Yorker (une de leurs spécialités). Janet Malcolm est particulièrement connue pour son essai Le Journaliste et l’Assassin, dans lequel elle interrogeait la morale journalistique. Avec La Femme silencieuse, elle évite encore une fois l’essai rébarbatif qu’on pouvait redouter. Au contraire, son livre se lit comme un polar à suspense dont on tourne chaque page fiévreusement. Malcolm y expose, à la première personne, ses doutes, tout en poursuivant sa méticuleuse enquête, extraits des œuvres de Sylvia et Ted à l’appui.

Mais quid du score, alors? Ted Hughes 1 – Sylvia Plath 1? C’eût été trop simple: en 2017, de nouvelles lettres ont été découvertes, incluant la correspondance de Sylvia Plath avec Ruth Tiffany Barnhouse, son ancienne psychiatre, devenue son amie. Dans l’une d’elles, Plath déclare avoir été frappée par Hughes, peu de temps avant une fausse couche, et affirme, dans une autre, que ce dernier lui aurait souhaité de mourir… Une affaire on ne peut plus complexe, dont on ne connaîtra sans doute jamais le fin mot. Il est malheureusement trop tard pour interviewer Janet Malcolm et recueillir ses impressions sur ces rebondissements: elle est morte d’un cancer en 2021.

La Femme silencieuse, publié en 1994 aux USA, se termine sur un morceau de bravoure: Malcolm rencontre Trevor Thomas, locataire de cette maison londonienne où vécut le grand poète irlandais W.B. Yeats et où Plath mit fin à ses jours, possiblement la dernière personne à avoir vu Sylvia Plath en vie. Chez lui, Malcolm découvre un fatras innommable, des tonnes d’objets empilés les uns sur les autres, recouverts d’une poussière “elle-même recouverte de poussière. Malcolm en tire un final inattendu. Pathétique et grandiose à la fois, il réussit à nous arracher quelques rires. De l’incroyable bazar du dernier voisin de Sylvia Plath, elle brosse finalement, en un tour de passe-passe, “une allégorie de la vérité. Applaudissements.

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