Jack Johnson

© © Eléonore Hérissé (collectif des 400 coups)

C’était le 5 avril 1915, à l’Oriental Park de La Havane. Vous faisiez une drôle de doublette avec Jess Willard. Lui, le géant de Pottawatomie, un mètre quatre-vingt-dix-neuf et cent dix-huit kilos de maladresse. Un plouc du Kansas dont personne ne savait bien ce qu’il fichait là. Toi, le champion en cavale, contraint de quitter l’Amérique pour éviter de moisir derrière les barreaux. Sur ce coup-là, il aurait fallu la jouer fine, vieux.

Non content de prendre le titre aux Blancs, fallait-il que tu t’allonges avec leurs femmes ? De rage, ils en auraient bouffé leur chapeau. Dans l’oeil du cyclone, t’étais. Fallait qu’ils te coincent, coûte que coûte.

Un District Attorney a fini par trouver la parade: coupable d’avoir voyagé dans un train en compagnie d’une prostituée, ta maîtresse, enfreignant la législation contre la traite des Blanches. Tu as pris la poudre d’escampette.

C’était le 5 avril 1915, à l’Oriental Park de La Havane, titre des lourds en jeu. Ton retour après cinq ans de dérives sur les zincs du Vieux Continent. Cinq ans de débauche. Les petites fem- mes de Pigalle, tu les as bien connues. L’absinthe aussi. Et les voitures de sport. Et les costards blancs. Des chaînes de fer aux chaînes en or, en somme.

Au tournant du siècle, tes succès lors des sinistres battle royal (spectacle raciste qui voyait plusieurs Noirs s’affronter à l’aveuglette sur un ring) t’avaient sorti des bouges de Chicago où tu étalais tes semblables les yeux bandés, pour une poignée de dollars. Une dizaine d’années plus tard, tu démolissais Jim Jeffries, le 4 juillet 1910 à Reno.

Le grand espoir blanc à terre à la quinzième, épaule broyée, nez cassé, paupières fermées. Son coin s’était résolu à jeter l’éponge. Tout plutôt que d’être mis KO par un Noir. Le mythe de la supériorité de l’homme blanc avait vécu.

Une affaire rondement menée devant tout ce que la région comptait de joueurs, de gratte-papier, de pauvres diables et de prostituées. Des Blancs évidemment puisque les Noirs étaient interdits de stade. Racistes et mélomanes. Leurs délicats chants de mise à mort descendaient des tribunes de l’enceinte poussiéreuse de la petite ville du Nevada, la seule à avoir accepté d’accueillir le championnat le plus controversé de l’histoire de la boxe. Ils en avaient été pour leurs frais. Jack London aussi, qui croyait dur comme fer que Jeffries allait te rayer du tableau. Au bord du ring, le grand écrivain tirait la tronche.

Mais, ce 5 avril 1915, quelque chose ne tournait pas rond sur le ring de l’Oriental Park. Il y avait cette silhouette, empâtée par les années et les excès. Il y avait la chaleur, accablante. Et toi, qui boxais sans mordant ni conviction. Enfin, au vingt-cinquième round, il y a eu ce crochet du droit de Willard en pleine mâchoire.

Tu t’es relevé bien prestement pour un type tout juste mis KO. Tu t’es éclipsé discrètement du ring pour rejoindre seul le vestiaire et t’enfoncer dans la nuit cubaine. Tapis dans l’ombre du stade, quel- ques hommes en costume civil n’ont rien manqué de la scène. Des agents des services secrets américains de renseignement, chargés de t’arrêter. En dépit de leur mission, ils t’ont laissé t’envoler, partir pour les Antilles, utiliser un faux passeport américain et rejoindre l’Europe. Comme si ce qui comptait c’était ta déchéance sportive. Comme si la défaite était programmée…

À Barcelone, les gamins des Ramblas se sont passé le mot. Un champion noir tiré à quatre épingles traîne en ville. Il ne sort jamais sans sa canne. Et sur son pommeau il y a un gros diamant qui brille. Il passe ses nuits à remâcher l’histoire d’une triste nuit cubaine. Et à boire. À sa gauche, un poète français boit aussi. Paraît qu’ils vont boxer sur la Plaza de Toros.

Vamos ?

Chaque semaine, l’écrivain Nicolas Zeisler (son livre Beauté du geste est paru aux éditions du Tripode) tire le portrait en un round d’un boxeur de légende.

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