Ivan Jablonka: “La littérature-vérité répond à une demande sociale autant que littéraire”
Comment classifier, définir, situer les nombreux récits qui fleurissent aujourd’hui sur les tables des libraires, séduisant le public aussi bien que la critique, mais qui ne relèvent ni de la littérature de fiction, ni de la littérature savante? Pour Ivan Jablonka, écrivain, éditeur, et professeur d’Histoire à l’Université Sorbonne Paris Nord, ces textes sont autant d’écrits du réel, qui appartiennent à ce qu’il nomme le “troisième continent”, celui de la littérature-vérité, sujet qu’il aborde dans un recueil d’articles et d’entretiens qui vient de sortir. Un territoire qu’il connaît bien pour l’avoir souvent exploré -notamment dans Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus, Laëtitia ou la Fin des hommes, ou le récent Goldman, où il revient sur ce que la figure du chanteur représente de l’esprit de la France des années 80 et 90. Il voit dans cet axe de la littérature, où s’inscrivent aussi bien Primo Levi que Georges Perec, Annie Ernaux, Emmanuel Carrère ou, récemment, les livres de Neige Sinno, Vanessa Springora ou Camille Kouchner, “des écrits qui disent la vérité et changent le monde”, “capables de secouer le réel”.
Comment définissez-vous le troisième continent?
Ivan Jablonka: D’abord de manière négative. Il n’est ni le premier continent, la littérature définie par la fiction, le “tout roman” qui relève de l’imaginaire, ni le deuxième continent, la recherche savante, l’empire des faits. J’en parle sans mépris, car j’ai pratiqué les deux. Le troisième continent, ce sont toutes les écritures de l’enquête: journalisme, reportage, témoignage, biographie, autobiographie, sciences humaines dès lors qu’elles s’incarnent dans un texte. De manière positive, c’est donc l’ensemble des littératures qui prouvent. J’ai essayé de redéfinir la cartographie des écritures, car on oublie trop souvent ce troisième continent, qui existe depuis des siècles. Je ne l’ai pas découvert, mais je fais partie de ceux qui sont contents d’y vivre.
Affranchi des frontières, le troisième continent a vocation à inventer de nouveaux genres.
Ce qui caractérise ces enquêtes, c’est qu’elles figurent leurs enquêteurs et enquêtrices -elles sont menées à la première personne- et le fait qu’elles soient situées est fondamental.
Ivan Jablonka: L’historien fait partie de l’histoire. Quand on est un chercheur, on est par nature dans l’enquête que l’on mène. ça a plusieurs conséquences littéraires. La première, c’est de dire “je”. Je n’ai pas choisi mes objets d’enquête par hasard. J’ai avec eux un lien intime, vital. La deuxième, c’est que je parle depuis un point de vue. Cela ne signifie pas arbitraire, mais volonté de comprendre, d’analyser de manière scientifique ce point de vue. Quand je travaille sur la vie et la mort de Laëtitia Perrais, il n’est pas indifférent que je sois un homme puisqu’elle a été détruite par les violences masculines. D’où la place dans mes livres des émotions rationnelles, qui sont le contraire du pathos, des larmes ou de la haine, que je laisse aux réseaux sociaux. J’essaie d’analyser la manière dont mon sujet me touche. La troisième conséquence, c’est de montrer l’enquête en train de se faire. Le chercheur démontre en racontant ses sources, ses preuves, ses raisonnements. L’enquête en histoire est inséparable du récit de l’enquête.
Vous parlez dans le livre du “je” d’Annie Ernaux qui est aussi un “nous”, dont l’intime est collectif.
Ivan Jablonka: Annie Ernaux, une des grandes pionnières du troisième continent, a beaucoup été méprisée, son écriture étant jugée plate, “journalistique”, comme si c’était un gros mot. Mais trois récents Prix Nobel (Patrick Modiano en 2014, Svetlana Alexievitch en 2015, Annie Ernaux en 2022) appartiennent à ce troisième continent, ce qui prouve à quel point cette littérature est aujourd’hui dynamique et cruciale. Ce que je trouve remarquable chez Ernaux, c’est la manière dont elle articule la singularité la plus absolue et le collectif le plus commun. Les Années noue avec brio le lien entre l’intime et le social, à la fois livre d’Histoire, étude de sociologie et autobiographie collective. Affranchi des frontières, le troisième continent a vocation à inventer de nouveaux genres et à sortir des prés carrés.
Il se caractérise par son hybridité?
Ivan Jablonka: Il vit d’hybridité! Aujourd’hui, les formes de créativité les plus originales relèvent du troisième continent. Il n’y a plus ni frontières, ni cartes d’identité, ni titres de propriété. Les disciplines sont importantes, mais il est intéressant, de temps à autre, d’abattre les barrières entre elles, ainsi qu’entre les sciences sociales et la littérature -barrières qui sont autant de préjugés empêchant de penser et de créer. Et d’en finir avec la mono-définition de la littérature par le roman. Le troisième continent, c’est la “littérature-vérité”, selon la formule de Perec. Autrement dit, une littérature du réel.
Vous parlez de littérature-vérité, en cette période de fake news et de vérités alternatives, la vérité mise en danger est-elle un bien toujours plus précieux?
Ivan Jablonka: La vérité est une valeur fragile, une espèce en danger. Il y a aujourd’hui un mépris pour elle, porté notamment par les populismes. Avec l’idée que plus gros sera le mensonge, mieux il passera! Cela va de pair avec l’anti-intellectualisme dont sont victimes toutes les professions de la vérité, journalistes, éditeurs, chercheurs, juges d’instruction. Il y a beaucoup de milieux professionnels qui travaillent à produire la vérité comme un bien collectif, opposé à la richesse privée, celle des entreprises. Il faut collectivement s’attacher à défendre cette valeur de vérité et ses conditions de production, comme l’université et la presse. Si on mélange ce qui est vrai et ce qui n’est pas vrai, la vie démocratique n’est plus possible.
Quelles sont les incarnations contemporaines de ce troisième continent?
Ivan Jablonka: Mon goût personnel me pousse vers Annie Ernaux, Emmanuel Carrère ou Virginie Linhart. Il me semble que c’est justement dans le troisième continent que ça se passe aujourd’hui, d’un point de vue littéraire, intellectuel, mais aussi civique et démocratique. Toutes ces enquêtes répondent à une demande sociale autant que littéraire. D’ailleurs, #MeToo est indissociable du troisième continent. L’histoire de cette émancipation est liée à des enquêtes. L’affaire Weinstein dans le New Yorker, ou les livres d’autrices comme Vanessa Springora, Camille Kouchner, Neige Sinno. Ce sont des enquêtes qui se déroulent dans le passé, dans la famille, au cœur des systèmes de domination, et qui mettent au jour des violences de genre. C’est pour toutes ces raisons que, en tant qu’historien, je suis content d’être l’un des hérauts de ce troisième continent.
Ivan Jablonka – Bio express
1973 Naissance à Paris
2004 Soutient sa thèse de doctorat à la Sorbonne
2009 Prend la co-direction de la collection La République des idées au Seuil
2016 Publication de Laëtitia ou la Fin des hommes, Prix Médicis, Prix littéraire du Monde, Prix des prix littéraires
2024 Le Troisième Continent ou la littérature du réel, éditions du Seuil
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