Il était une fois De Niro: rencontre exceptionnelle avec le monument du cinéma
Grimaçant, cabotin, caricatural… Depuis deux décennies, l’immense Robert De Niro enquille les comédies grasses et les drames inoffensifs indignes de son talent, ne renouant que trop épisodiquement avec le génie dérangé de sa gloire passée. Mais le plus grand acteur des années 70, 80 et 90 n’a pas dit son dernier mot. Confessions d’un monstre sacré doublé d’un citoyen éclairé.
Invité d’honneur, en décembre, de la 17e édition du Festival International du Film de Marrakech, Robert De Niro s’y est montré particulièrement généreux, se prêtant de bonne grâce au jeu de la promo. Et ce, qu’il se fende d’une longue conférence de presse, se lance dans l’exercice délicat de la discussion publique (torpillée, il est vrai, par sa présentatrice, la réalisatrice Maïwenn…) ou aille jusqu’à consentir à accorder quelques entretiens en petit comité autour d’une camomille dans les jardins gorgés de lumière de la mythique Mamounia. Inespéré. Rare et discret, l’acteur a néanmoins la réputation d’un très mauvais client en interview. Rumeur tenace vérifiée dès les premières réponses, résolument monosyllabiques, de l’animal. « Oui. » « Non. » « Mmh… » Et rame la galère.
Lentement, pourtant, la parole se délie. Même si le propos n’en reste pas moins plutôt vague et nonchalant. Sur la mort toute récente de Bernardo Bertolucci, par exemple, son réalisateur de la grande fresque 1900 au mitan des années 70: « Je ne peux qu’exprimer ma tristesse. C’était un immense cinéaste. Le tournage de 1900 s’est étalé sur huit gros mois. J’appréciais beaucoup Bernardo. Il avait une vision très spécifique de la direction d’acteurs. » Ou au sujet de Sergio Leone, qui l’a dirigé une petite décennie plus tard dans un autre monument-fleuve, Once Upon a Time in America: « Je garde un souvenir très spécial du travail accompli avec Sergio Leone. Quand je pense à lui, je me rappelle en priorité son humour très particulier et les disputes incessantes qu’il avait avec Tonino Delli Colli, son chef opérateur, mais aussi sa modestie et sa discrétion. Au quotidien, Leone affichait une personnalité très profil bas, il n’était absolument pas prétentieux. »
De grandes espérances
On pourrait sans doute encore égrener longtemps comme ça les lieux communs mémoriels sur les sujets pourtant en soi les plus passionnants du monde, si De Niro n’avait pas, en l’occurrence, un fameux os à défendre. The Irishman, sa neuvième collaboration avec Martin Scorsese (voir aussi par ailleurs), est en effet déjà sur toutes les lèvres. Attendu comme le Messie prochainement sur Netflix, le film est unanimement annoncé comme l’un des événements cinématographiques incontournables de l’année qui s’ouvre, mais aussi comme le marqueur potentiel d’un retour au sommet de sa gloire passée pour Robert De Niro. Lequel, ironie de l’histoire, interprète justement son personnage de gangster à deux âges bien distincts dans The Irishman, les avancées numériques actuelles lui permettant d’apparaître ponctuellement à l’écran dans une version considérablement rajeunie de lui-même. L’oeil du comédien italo-américain formé à l’Actors Studio s’allume: « Oui, à un certain point du récit, le film opère un retour dans le temps de près de cinq décennies. Marty était bien décidé à recourir aux techniques numériques pour conserver les mêmes interprètes à plus de 40 ans d’écart, avec la volonté d’atteindre une prouesse technique jamais réalisée jusque-là. Et je dois dire que cette idée m’a énormément excité. C’est fantastique de se voir offrir la possibilité d’interpréter une version radicalement rajeunie de vous-même sans pour autant crouler sous le poids des prothèses ou les couches de maquillage. Inutile de vous dire que je brûle de découvrir le résultat définitif. »
Repérages épiques et scènes à risque non doublées pour The Deer Hunter de Michael Cimino, prise de poids mythique pour Raging Bull de Martin Scorsese… On connaît le degré d’implication extrême et le perfectionnisme maniaque dont était capable De Niro au cours des années 70 et 80, l’acteur élevant alors la transformation physique au rang d’art et s’identifiant jusqu’à l’obsession à ses personnages torturés. « La souffrance fait partie du métier d’acteur. Je suis capable de beaucoup de sacrifices, mais je ne veux pas souffrir sans raison« , commente-t-il aujourd’hui, sourire en coin. Son sens de la dévotion suprême à ses rôles semble à vrai dire bien loin aujourd’hui. Mais celui que l’on a d’abord surnommé Bobby Milk, pour sa pâleur et sa timidité, puis No Dinero, pour sa propension à ne pas laisser de pourboire aux chauffeurs, n’en garde pas moins des antennes curieuses à même de susciter des projets ou d’influer de manière significative sur ceux-ci. À propos de The Irishman, toujours: « À la base, ce devait être un simple film de genre sur un truand rangé des voitures en Californie. Et c’est en préparant mon rôle que je me suis mis à lire ce bouquin de Charles Brandt, I Heard You Paint Houses, où il revient sur la vie de Frank Sheeran, ce syndicaliste américain devenu tueur à gages qui a avoué peu de temps avant sa mort avoir liquidé Jimmy Hoffa. Ce livre est tout bonnement incroyable. Je me suis dit que non seulement j’aurais dû le lire plus tôt, mais surtout qu’on aurait dû s’en inspirer pour intégrer les enjeux de cette histoire à la nôtre. Je l’ai fait lire à Marty, qui s’est montré aussi emballé que moi. On a donc essayé de fusionner les deux matières, mais il s’est avéré que ça ne fonctionnait pas, les deux sujets étaient trop différents. Nous avons alors fait le choix d’abandonner le projet d’origine pour nous consacrer entièrement à la figure de Sheeran. C’est un personnage avec lequel j’ai d’emblée senti qu’il allait se passer quelque chose de fort, une connexion très particulière. Voilà comment est né The Irishman. »
Quant à savoir ce qu’il pense du cas Netflix et de l’hypothétique menace que le géant du streaming pourrait faire peser sur l’avenir de l’exploitation cinématographique? « C’est le questionnement dans lequel nous sommes tous empêtrés ces derniers temps, soupèse l’acteur. Je suis bien évidemment très attaché à l’aura spécifique qui se dégage des salles de cinéma et des projections grand écran. Et il ne fait aucun doute pour moi qu’il est indispensable de continuer à montrer les films dans ces conditions. En particulier, et j’ai bien conscience de l’ironie de la chose, un film comme The Irishman. C’est toute la contradiction actuelle qui tenaille l’industrie cinématographique: l’argent nécessaire à produire des films d’envergure à même de renouer avec la grande tradition du cinéma américain est aujourd’hui dans les mains du géant du streaming. Un compromis devrait toujours être possible, néanmoins, et nous sommes d’ailleurs en train de réfléchir aux salles dans lesquelles il serait opportun de montrer The Irishman dans un premier temps. »
Et d’étendre encore sa réflexion à l’ensemble de l’industrie hollywoodienne contemporaine: « J’ai vu le business évoluer considérablement tout au long de ma carrière. Nous vivons désormais une époque où le cinéma à gros budget a fait le choix de s’orienter massivement vers de grands divertissements consommables de science-fiction ou de fantasy destinés à amuser le jeune public. Ce paradigme, bien sûr, a un prix, et il est certain qu’un cinéma à la fois très exigeant et très ambitieux comme les années 70 le permettaient singulièrement a du mal à exister aujourd’hui. C’est aussi ça que symbolise The Irishman: la volonté de continuer à croire en la grandeur et la noblesse du cinéma comme art visuel et narratif. Ce n’est certainement pas dans l’air du temps, mais c’est très important. »
Les nerfs à vif
S’il y a bien un autre dossier sur lequel De Niro ne rechigne pas à s’étendre, c’est évidemment celui, long comme une rive du Rio Grande, qui concerne son meilleur ennemi: l’agent orange Donald Trump. À la simple évocation de son nom, le comédien voit rouge: « Laissez-moi vous dire une chose: des psychopathes et des sociopathes, j’en ai joué au cours de ma carrière, et pas qu’un peu. Je l’ai toujours fait en essayant de les comprendre, quelque part, de trouver la faille dans laquelle me glisser pour me mettre à leur place. Mais Trump, j’ai beau le prendre sous toutes les coutures, je n’y arrive pas. Nous savons tous aujourd’hui quelle horrible personne il est. Quand il a été élu, je me suis dit, OK, je vais au moins lui donner le bénéfice du doute. Et au final, quoi? Il s’est simplement révélé être encore bien pire que tout ce que l’on avait pu craindre. Son arrivée au pouvoir symbolise le triomphe d’une faillite morale proprement dramatique. Il représente un fléau à lui tout seul pour notre pays. Je n’ai qu’une chose à dire: honte aux Républicains pour ce qu’ils lui ont permis d’accomplir. Je suis fatigué de dire à quel point je le hais. Maintenant il faut agir concrètement. Il représente un danger pour la démocratie. Les gens doivent être mis face à leurs responsabilités: comment peut-on continuer à soutenir un tel personnage qui, non content d’être un clown immoral, ne trouve rien de mieux à faire que d’oeuvrer contre les intérêts de ceux qui le défendent? Je pense que quelqu’un comme Robert Mueller (procureur spécial chargé d’enquêter sur les ingérences russes dans la campagne présidentielle de 2016, NDLR) représente un véritable espoir pour l’Amérique. Mais nous sommes loin, très loin, d’être sortis du bourbier. »
Ces deux dernières années, De Niro s’est imposé parmi le gratin des acteurs hollywoodiens comme l’un des opposants phares du président américain, qu’il tacle -souvent d’ailleurs avec une amusante vulgarité- dès que l’occasion s’en présente, dénonçant avec virulence son racisme primaire et la multiplication d’actions anti-LGBT+ qui l’affectent intimement (le fils de De Niro est gay mais l’acteur est aussi revenu récemment avec beaucoup d’émotion sur l’homosexualité de son père, le peintre et sculpteur Robert De Niro Sr., dans un documentaire destiné à réhabiliter l’oeuvre de ce dernier). Sans jamais rien céder, ni peur aucune de s’exposer. Fin octobre, l’interprète oscarisé de Vito Corleone dans le deuxième Godfather recevait ainsi un colis piégé à son restaurant new-yorkais du bas de Manhattan, le Tribeca Grill, semblable à ceux ayant au même moment visé des personnalités démocrates telles que Barack Obama, Hillary Clinton, Eric Holder ou John O. Brennan. Un gros mois plus tard, il préfère en rire: « Ce que j’ai fait avec ce colis? Je l’ai remballé illico, direction la Trump Tower« , balance-t-il hilare.
La loi de la nuit
Lorsqu’on l’interroge sur ses futurs projets cinématographiques, l’acteur, qui sera prochainement du Joker de Todd Phillips aux côtés de Joaquin Phoenix, répond du tac au tac qu’un autre projet avec Martin Scorsese est déjà dans les tuyaux, avec aussi Leonardo DiCaprio, et qu’il adorerait tourner à nouveau avec David O. Russell, son réalisateur de Silver Linings Playbook, American Hustle et Joy. Quant à l’éventualité de signer un troisième long métrage en tant que réalisateur, après A Bronx Tale en 1993 et The Good Shepherd en 2006, le comédien de 75 ans ne semble guère l’envisager. « Il me reste quoi? Peut-être encore cinq tournages déterminants à vivre. Qui sait… Très honnêtement, je ne pense pas que je réaliserai un jour un autre film. Je crois que j’aurais besoin de trouver un matériau qui m’est particulièrement cher, quelque chose de vraiment très spécial, pour m’y remettre. »
Plus sombre, De Niro marque une pause, puis s’illumine à nouveau: « S’il y a bien un rôle que j’aurais aimé reprendre un jour, c’est celui de Travis Bickle dans Taxi Driver . Avec Paul Schrader et Martin Scorsese, nous nous sommes très souvent interrogés: qu’a bien pu devenir Travis, ce drôle d’oiseau de nuit, après ce final complètement ironique où il devenait un héros? Il a plusieurs fois été question d’imaginer une suite à Taxi Driver, et aujourd’hui encore cette idée me taraude, mais nous n’avons jamais eu le déclic nécessaire à sa mise en chantier. N’empêche, je trouve que le simple fait d’essayer de se figurer à quoi pourrait bien ressembler Travis aujourd’hui a quelque chose de vertigineux. »
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