Gael García Bernal: rencontre avec un acteur exigeant

Gael García Bernal © DR
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Cinq ans après No, Gael García Bernal retrouve Pablo Larraín pour Neruda, anti-biopic où il campe Oscar Peluchonneau, inspecteur à l’esprit étriqué lancé à la poursuite du poète sur la route de l’exil…

Pablo Larraín a le chic pour toujours surprendre. De même qu’il s’emparait de l’histoire de son pays à rebours des clichés à la faveur de sa magistrale trilogie consacrée à la dictature de Pinochet (Tony Manero, Post Mortem et No), le voilà qui s’écarte aujourd’hui résolument des canons de la biographie cinématographique pour livrer un portrait éminemment personnel de Pablo Neruda, géant de la littérature consacré en son temps par le prix Nobel, doublé d’un mythe inscrit dans l’imaginaire collectif chilien. On en aurait statufié à moins; Larraín opte, quant à lui, pour une approche libre et inventive -il évoque à bon droit un « anti-biopic »– alors qu’il accompagne l’écrivain communiste sur la route de l’exil que lui imposa le gouvernement Videla en 1948, pour signer, au départ des faits, un film-poème où la fiction s’invite avec bonheur.

Si le poète, auquel l’impeccable Luis Gnecco prête ses traits, en est le coeur, avec la force de son engagement politique, le pouvoir de ses mots, mais aussi ses paradoxes, il se voit flanqué d’un double accaparant l’écran comme ses pensées. A savoir l’inspecteur Oscar Peluchonneau, flic à la solde du régime le traquant inlassablement, auquel Gael García Bernal excelle à apporter des nuances multiples. Bien qu’il emprunte son patronyme à un éphémère directeur général de la police chilienne, Peluchonneau a été façonné de toutes pièces pour la circonstance. « Détective nihiliste fasciste doué du sens de l'(auto)-critique, et conscient de la place qu’il occupe dans la société, Peluchonneau est l’enfant bâtard d’une prostituée, un paria, et le destinataire naturel de la poésie de Neruda… ,commence le comédien, rencontré dans le cadre aussi cossu qu’inusité d’un salon de l’ambassade du Chili à Paris, là même où Neruda, diplomate, fut en poste au début des années 70. Embarqué dans ce voyage, il se retrouve en quelque sorte immergé dans un poème de Neruda, et le spectateur à sa suite… »

Le besoin de poésie

S’il y a bien là l’un ou l’autre emprunt au film noir et assimilés -Bernal cite Le Cercle rouge comme référence majeure pour le personnage-, assorti, au besoin, d’une touche grotesque, Peluchonneau apparaît, au-delà de ses attributs de circonstance, comme la Némésis de Neruda. De quoi, au gré d’une structure en miroir, étoffer encore la personnalité d’un poète faisant, pour ainsi dire, partie de l’ADN de l’acteur mexicain: « Comme latino-américain, il y a un moment, à l’école secondaire, où l’on rencontre forcément Neruda. Pendant deux mois, il n’y en a que pour lui, en commençant par ses poèmes d’amour pour dériver ensuite vers les textes plus rageurs ou politiques. Mais on ne les aborde qu’en surface: il faudrait entreprendre des études de littérature pour prendre la pleine mesure de son oeuvre. J’en étais resté là, mais quand l’idée de tourner ce film s’est précisée, j’ai commencé à m’imprégner de son univers, et à travers lui, j’ai accédé à une perception plus large de la poésie. Auparavant, j’étais surtout intéressé par ses aspects dramaturgiques, mais grâce à Neruda, j’ai pu m’initier au monde de la poésie contemporaine. Ma relation avec lui a évolué: du totem qu’il représentait à l’époque de ma scolarité, il est devenu cet écrivain dont la magnitude ne cesse de m’impressionner. »

Gael García Bernal: rencontre avec un acteur exigeant
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Et sur l’oeuvre duquel le temps ne semble pas avoir de prise. S’interroger sur la faculté de Neruda à transcender les époques pour parler aussi au présent, c’est, poursuit l’acteur, évoquer l’essence même de la poésie. « Nous avons besoin de l’acte poétique pour bousculer les notions les plus solides. Il ne s’agit pas seulement d’être en colère -peut-être cela peut-il constituer le point de départ-, mais de voir aussi l’autre face de la pièce. La poésie offre cette possibilité, et l’opportunité d’évoluer. Sa pertinence réside dans le tour que la poésie peut donner aux choses, et je pense sincèrement qu’il y a une attente en ce sens: beaucoup de gens, de nos jours, en appellent à plus de poésie dans l’existence. Je peux le ressentir face aux débâcles politiques que l’on a connues cette année, et le sentiment d’incompréhension qui en a découlé: la poésie soulève les questions et apporte des réponses également, à travers un surcroît de questions et d’ouverture. C’est là son rôle, et elle le joue, même si pas à grande échelle, de manière silencieuse. »

Processus de réconciliation

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Du pouvoir des mots, et de la force inspiratrice de la poésie, le film de Pablo Larraín tire sa matière même, le final de Neruda étant sans équivoque à cet égard. Plus qu’une biographie fidèle -tâche, à vrai dire, impossible-, il y a là une part d’invention et de jeu ouvertement revendiquée, au service d’une approche subjective d’essence toute « nérudienne », l’oeuvre et son modèle semblant en quelque sorte se confondre. Du grand art, venu confirmer, si besoin en était, que le réalisateur de Post Mortem et El Club compte parmi les maîtres de sa génération. Bernal, qui l’avait déjà pratiqué à la faveur du formidable No, ne se fait faute d’abonder en ce sens: « Au-delà de ses évidentes compétences techniques, de son style et de son point de vue, et de la façon dont il en joue, l’un des éléments essentiels du travail de Pablo est qu’avec ses films, il met en oeuvre un processus de réconciliation. Il propose des positions et des angles divergents de pair avec de l’humour, des disputes, l’émergence de conflits, à l’aide desquels il ouvre différentes problématiques, jusque dans leurs aspects ridicules. En procédant de la sorte, et en faisant de ses personnages les victimes, en quelque sorte, de ce frottement, il travaille à la réconciliation d’un pays et, partant, de la société et aussi de l’humanité, qui ont besoin de ce mode de pensée. Tous ses personnages ont un point de vue intéressant, aussi surprenant que controversé, comme lorsqu’il envisage la démocratie à travers le regard d’un publiciste (le rôle tenu par l’acteur dans No, NDLR), ou la dictature à travers les yeux d’un type fauché fanatique de Saturday Night Fever (Tony Manero). Voire encore, dans le cas présent, Neruda à travers son ennemi, un fasciste. J’apprécie en outre qu’il y ait chez lui une certaine lumière à la fin, ce qui n’est pas si courant: ses films font oeuvre de réconciliation, et nous en avons besoin… »

S’agissant du comédien, on y verra la confirmation d’une saine exigence. Révélé avec le siècle par Amores Perros, d’Alejandro Gonzáles Iñárritu, bientôt suivi de Y Tu Mama También, d’Alfonso Cuarón, Gael García Bernal aurait pu se contenter de capitaliser sur un charme qu’il a ravageur en effet. À quoi il a préféré des chemins plus sinueux qui en ont fait le Ernesto Guevara de Diarios de Motocicleta, de Walter Salles, comme le Stéphane Miroux de La Science des rêves, de Michel Gondry, non sans croiser au passage la route de Pedro Almodóvar (La Mala Educación), Iñárritu à nouveau (Babel), Fernando Meirelles (Blindness), Lukas Moodysson (Mammoth), Jim Jarmusch (The Limits of Control) et autre Icíar Bollaín (También la lluvia). S’il y eut bien quelques épisodes moins heureux au nombre, la voie adoptée s’est toujours révélée stimulante, et à 38 ans, l’acteur mexicain présente une filmographie qui force le respect. « Maintenant plus que jamais, j’ai le sentiment de ne pouvoir tourner que dans des films audacieux. Peut-être est-ce lié au fait que je ressens l’insoutenable légèreté de l’être, et que je réalise n’avoir que peu de films à faire dans l’existence. Mais cela répond aussi à une nécessité que j’éprouve comme spectateur, à savoir que je ne supporte pas les films qui n’osent pas. Pour filer la métaphore littéraire, je dirais que les films doivent être des poèmes. Ils doivent aller chercher des choses, et les élever. Prendre des risques est une façon simple de le formuler, mais cela tient plus d’un acte de foi, un mystère… J’ai toujours envisagé ce métier comme ça. Jouer représente une approche intéressante de l’existence: au-delà des aspects thérapeutiques, positifs et empathiques qu’il y a à se glisser dans la peau d’un autre, de vivre la vie d’autres gens, d’incarner les archétypes, de déconstruire les choses et de poser les questions, ça m’apporte une satisfaction quasi sociologique, tout en contentant ma curiosité à l’égard du mystère des choses, du drame, de la sociologie, de l’anthropologie. J’y vois une dimension philosophique… »

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