Serge Coosemans

Fuck Ariel Pink. Mais avec Amour.

Serge Coosemans Chroniqueur

Serge Coosemans vous donne cette semaine une bonne idée de conversation de réveillon de Noël: dans la musique, l’ironie est-elle une tare contemporaine dont la responsabilité incombe entièrement aux hipsters à moustaches ou serait-ce plutôt un flottement transitoire précédant une façon totalement décomplexée de consommer la pop-culture? Sortie de Route, S04E15.

Ariel Pink. Cela fait des semaines que je n’arrive pas à décider si son dernier album, Pom Pom, est un chef d’oeuvre post-moderne, comme le clament certains, ou une grosse supercherie geek, gangrénée par le pastiche, l’imposture et l’ironie, comme le dénoncent d’autres. Je n’ai pas d’avis sur la question. J’aime trop détester ce disque pour ne pas suspecter que je l’aime en fait profondément. Dans les bons jours, je le trouve héritier de l’espièglerie de Kevin Ayers, presque une merveille. Dans les mauvais, j’ai envie de l’enfermer dans un coffre d’amiante au plus profond de la Pampa avec tous ces grands albums de rock ironique des années 90. Ceux de Ween, de Cake, des débuts de Beck, de la dernière période des Butthole Surfers. Toutes ces oeuvres diaboliques, bourrées de cette malice qui obscurcit l’esprit, fait aimer le kitsch, la distance esthétique, l’acrobatie intellectuelle. Je suis un gros malin, j’écoute du rock ironique. Je suis un gros malin, je sors danser au deuxième degré sur de la variétoche, le plus pourri du R&B et la pire eurodance. Cette drôle de forme de prétention peut finir par vous bousiller complètement l’esprit. À force d’ironie, vous finissez avec une dégaine de violeur de mouton ironique, une moustache de gros flic ironique, des pulls caca d’oie ironiques, un renard empaillé sur la commode ironique et un temps dingue passé à ironiser sur Twitter à propos d’émissions de merde que vous regardez à la téloche par pure ironie. Bref, la posture ironique est un truc très, très dangereux, carrément pire que le Bisphénol A.

Le discours contemporain sur l’ironie me semble toutefois biaisé. Déjà, comme c’est souvent tartiné ailleurs, je ne pense pas que ce soit une tare de l’époque, un trait caractéristique des hipsters les plus gratinés, quelque-chose que les Baby Boomers et la Génération X ne pourraient pas comprendre. Je crois plutôt que l’ironie, c’est comme La Force dans Star Wars. On vient de le voir, le Côté Obsur, c’est le selfie avec sur le dos un pull de Noël de chez Primark. Le Côté Clair, par contre, tiendrait plutôt de la phase transitoire qui suit l’implication identitaire aux choses et précède le rapport totalement décomplexé à ces mêmes choses. Prenons la culture musicale, au sens large: est-ce vraiment un hasard que le pic ironique soit justement atteint à un moment où il n’y a plus aucune tendance forte, aucune ligne directrice identitaire, que les gens se reconnaissent moins dans des sous-cultures extrêmement codées que dans un gigantesque méchoui global d’où tirer ce qu’on aime et y laisser ce qu’on n’aime pas, sans vraiment (en théorie) se soucier de l’avis des autres?

Aimer aujourd’hui publiquement autant Beyoncé que les Death Grips est d’une banalité sans nom alors qu’il y a encore 25 ans, on pouvait copieusement se mettre sur la fraise entre punks et teddy boys et skinheads et rappeurs pour de simples affaires de goûts musicaux. La critique était féroce, le hooliganisme culturel décrétait à l’emporte-pièce des jugements extrêmement blessants (de la musique de pédés, de la musique de bougnoules, de la musique de camés, de la musique de puceaux…). Cela générait une hostilité et des emballements aujourd’hui impensables. On connaissait aussi un profond schisme entre ceux qui aimaient le Top 50, toute cette musique dite « commerciale » et les autres, qui estimaient que leurs goûts moins communs leur donnaient une aura sociale supérieure. Est-ce que tout ce cirque néanderthalien sans trop d’ironie était typique de la Génération X et des Baby Boomers ou est-ce que toute cette hystérie, toute cette agitation, tout ce bouillonnement, n’ont existé que parce que le contexte, celui d’une industrie musicale triomphante, s’y prêtait fort bien?

L’ironie n’a-t-elle justement pas été zappée du cadre parce qu’en gros, entre 1950 et 2000, autrement dit entre Chuck Berry et Napster, la musique a été la culture dominante qui a défini les fantasmes de bon nombre de jeunes, a influencé leurs enjeux identitaires et sociaux, les a agité, les a complexé? C’était un décor sérieux, un terrain peu propice à voir germer l’ironie, puisque tout était au contraire pensé pour que la chose musicale se vive à fond, souvent même dans un emballement pseudo-révolutionnaire, réactionnaire, transgressif ou militant? Et si l’ironie était justement l’état naturel de l’être humain face à du bruit plaisant, aimable, disponible, à ne pas prendre trop au sérieux? Et si la musique populaire était vraiment « un machin de bonnes femmes » comme on le disait avant 1950 et depuis 2000, rien de plus qu’un élément plus du tout central du package identitaire réservé aux jeunes (réseaux sociaux, applications, mode, bouffe, technologie…)? L’ironie de nos jours omniprésente dans le monde musical n’aurait alors rien de générationnel mais marquerait plutôt un flottement, une transition, entre ce passé obsédé par le bon goût, la crainte de la faute culturelle, le complexe face à trop de choix, et le rapport de consommateur complètement décomplexé qui devrait en principe succéder à cette phase ironique, à moins de rester complètement calé dans l’ironie et d’ainsi donc basculer du Côté Obscur.

Autre chose: le pic ironique ayant été atteint, nous voilà sans doute prêts pour la prochaine révolution culturelle de poche, qui se vivra totalement au premier degré, à fond, sans le moindre recul, quitte à avoir l’air encore plus cons sur les photos de 2015 ressorties en 2040 que sur celles de 2011 avec la barbe de Léopold II et le vélo à pignon fixe. By the way, fuck Ariel Pink. Mais avec amour.

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