François Rivière, le plus british des scénaristes BD français
Qui se souvient de Somerset Maugham? Floc’h et Rivière consacrent à l’écrivain british une biographie dessinée en noir et blanc. Un graphic novel qui est aussi le chant du cygne pour le célèbre duo de bédéistes anglophiles. Explications de François Rivière, moitié scénaristique du binôme.
Deux lignes d’un couplet pastel d’Alain Souchon (« Comme dans ces nouvelles pour dames de Somerset Maugham »), quelques longs métrages inspirés de ses oeuvres (Haute société de George Cukor, Servitude humaine de Ken Hughes), voire, dans le meilleur des cas, quelque image exotique de l’une ou l’autre de ses innombrables nouvelles se passant dans le sud-est asiatique: Somerset Maugham (1874-1965) n’est plus exactement ce qu’on pourrait appeler un écrivain en vogue. Le romancier et scénariste français François Rivière vient pourtant de consacrer à l’écrivain naphtaliné une biographie: un format court, conduit à la première personne du singulier, pavé des dessins à l’encre noir de son complice de toujours, Floc’h. « Il faut quand même se remettre en tête que Maugham a commencé à publier à l’époque victorienne et a terminé au moment où on commençait à lire les premiers James Bond de Fleming… C’est un parcours interminable, alors qu’on sait que ce sont plutôt les carrières fulgurantes qui créent les légendes. Il a été énormément lu et joué de son vivant, mais il n’est jamais parvenu à imposer un titre phare, celui qui l’aurait arrêté dans le temps. Sa longévité a fini par lui nuire, on l’a mis au purgatoire. Je ne vous cache pas qu’il y avait quand même une forme de timidité à parler d’un auteur qui n’est plus du tout à la mode et qui ne le sera sans doute plus jamais. »
Qu’à cela ne tienne: voyageur cosmopolite et écrivain misanthrope, médecin, espion durant la Première Guerre mondiale, homosexuel exilé de la vertueuse Albion, scénariste pour Hollywood, auteur le mieux payé des années 30, propriétaire d’une villa sur la Côte d’Azur où il donnait des fêtes fitzgéraldiennes débridées (dans lesquelles défilèrent entre autres Charlie Chaplin ou Winston Churchill), Maugham l’obsolète est ce genre d’homme aux mille vies. Faisant de ses mémoires une authentique et bien involontaire manne à histoires pour scénaristes. Entre l’homme et le romancier, Anthony Curtis, son biographe, tranchait déjà en 1977: « Le meilleur de Somerset Maugham, c’est encore lui-même. Sa vie est plus riche que la somme de ses livres et sans doute est-ce mieux ainsi. » Cette conviction, François Rivière la partage, puisque c’est la vie, plus que l’oeuvre, qu’il met en scène dans Villa Mauresque. Mieux: il choisit de se glisser dans la peau de l’écrivain. Le fait parler en « je ». Rend bien, aidé de la superbe ligne claire de Floc’h, l’hédonisme et l’insolence de son train de vie. Et entrecoupe ses confessions véridiques d’interventions fictives de proches témoins de sa vie –« ce qui permet de développer l’idée d’un prétoire, de gens qui viennent contredire la version officielle, histoire de créer du contraste, du décalage. Donc précisément de la fiction. »
Parlant d’entourage, François Rivière n’a jamais cessé de convoquer à son panthéon privé des figures d’écrivains célèbres. Faisant, à côté de ses casquettes de scénariste et de romancier, place à un véritable travail de biographe -et de groupie en aveu. « Ce qui me fascine, c’est de pouvoir avoir plusieurs vies. Apprendre, découvrir les expériences que d’autres ont eues, et les comparer à celles que j’ai, en prendre ce que je veux. Puis, il y a pour moi une raison presque névrotique dans mon goût des bios: c’est de pouvoir lire des histoires qui par essence ont un commencement, un milieu et une fin. Il n’est pas de plus grand mystère que celui de la mort, et on peut s’entourer comme d’un talisman de la vie de quelqu’un qui nous plaît, qui nous empoigne. » Agatha Christie, Enid Blyton, E.M. Forster, Ian Fleming, Emma Peel: l’ensorcellement de Rivière a fort à faire avec l’Angleterre. Une anglomanie typiquement française –« Je pense qu’il faut ne pas être anglais pour pouvoir aimer l’Angleterre sans réserve »– qui lui vient de l’enfance: pour ses premiers pas de lecteur compulsif, Rivière choisit Le Club des Cinq, Sherlock Holmes ou Blake et Mortimer –« une incitation directe à l’anglophilie, même si Edgar P. Jacobs n’était pas anglophile lui-même, ce qui est assez drôle, quand on y pense ». Il fait aussi des séjours en Angleterre. Tombe sous le London Calling. Se gave de cinéma british. C’est d’ailleurs sur ce mythe de la vieille Albion que le chemin de François Rivière croise au début des années 70, dans une librairie du Quartier Latin, celui de Jean-Claude Floc’h, dessinateur dandy tout droit sorti d’un roman de P.G. Wodehouse, et partisan d’une ligne claire qu’il a notamment posée sur les affiches de certains films d’Alain Resnais ou Woody Allen. A compter de la première apparition, dans un Pilote de 1977, de Francis Albany et Olivia Sturgess, leurs personnages phares inspirés par Agatha Christie et Hitchcock, les Gilbert-et-George de la BD signeront quelques belles pages de récits anglais à tiroirs et à l’ancienne, mêlant avec bonheur crimes et salons de thé, héros de fiction et personnages historiques.
Et pourtant. François Rivière confirme les rumeurs: Villa Mauresque sera bel et bien la dernière couverture à voir leurs noms associés. Une ultime BD à quatre mains qui consomme assez explicitement le divorce artistique: texte d’un côté, illustrations de l’autre. « On se quitte sur une espèce de brouille, oui. Mais tout ça a été un peu survendu à cause d’une attachée de presse grincheuse qui, approchée par un journaliste du Monde, s’est plaint en disant: « Ah mais c’est pas possible, ils ne s’entendent plus du tout, c’est un calvaire! » Et le type est parti là-dessus, il en a fait toute une page. C’était désolant… Notre collaboration va s’arrêter là, et c’est très bien comme ça. Récemment, quelqu’un demandait à Floc’h pourquoi nous ne nous étions pas fâchés plus tôt, et je l’ai entendu répondre: « C’est à cause des enfants. » J’ai trouvé ça très drôle… On a créé des personnages, puis on les a en quelque sorte poussés au bout d’eux-mêmes. A terme, ils vivaient presque plus que nous, dans nos têtes. Et la lassitude a fini par arriver. » On ne s’inquiète pas vraiment pour Rivière: nul doute que cet autodidacte issu d’un milieu provincial français corseté –« ça ne rigolait pas avec la culture »– poursuivra, en solo ou au fil d’un carnet d’adresses dont il n’a plus à prouver l’épaisseur, ses enthousiasmes débridés et transgenres. « Mes passions sont nées il y a longtemps, de manière très instinctive. Je n’ai pas fréquenté l’université, j’ai emprunté des chemins buissonniers. Et je me suis mis tout naturellement à aimer Yourcenar et Krazy Kat avec la même passion. Un réel éclectisme. Un sens du disparate. A côté de ça, vous avez des gens qui se concentrent sur une seule oeuvre. J’ai bien connu le biographe de Henry James, Leon Edel, un Américain qui a consacré toute sa vie à James. C’est fou, quand on y pense: vouer toute son existence à une seule oeuvre! C’est des passions absolues, qui relèvent presque de la religion. C’est extraordinaire… Reste que moi, c’est pas mon truc: je préfère vagabonder… » Une autre manière, somme toute, de filer à l’anglaise.
François Rivière & co
L’enfance: Enid Blyton
François Rivière ne s’en cache pas: ses lectures d’enfant ont conditionné son parcours de passionné. Aux côtés de Rudyard Kipling, J.M. Barrie (le créateur de Peter Pan) et Jules Verne à qui il a consacré des livres, le Français voue un réel culte à Enid Blyton, célèbrissime auteure du Clan des sept. Dans Enid Blyton et le club des cinq, il mène une enquête fascinante sur la mystérieuse romancière. Un livre surgi tout droit de la nostalgie d’une enfance perdue.
L’anglomanie: Agatha Christie
Reconnu comme LE spécialiste d’Agatha Christie en France, Rivière semble ne pas épuiser sa fascination pour la duchesse de la mort. À la tête d’une véritable franchise, il décline sa passion purement british d’ouvrages en ouvrages: biographies, adaptations BD, signatures de pré- et postfaces, voire bouquin consacré aux promenades fétiches de la reine du crime dans le Devon et jusqu’à un livre de cuisine anglaise inspiré de ses intrigues (Crèmes et châtiments).
Le polar: Frédéric Dard
Depuis sa découverte précoce de Sherlock Holmes, Rivière n’en finit pas d’arpenter le versant sombre de l’imaginaire à travers les codes du detective novel. Ecrivain de polars lui-même (les enquêtes de Purdey et Odot au Masque, la série Victor Sackville en BD), l’homme a très tôt le coup de foudre pour le San-Antonio de Frédéric Dard, à qui il a consacré biographie et carnets d’entretiens, avant de travailler à l’édition de ses oeuvres complètes chez Bouquins (en cours).
La BD: Hergé
Dans les années 60, les hasards de la vie font croiser au jeune Rivière le maître Hergé. Désoeuvré, en bout de course, le père de Tintin ne demande qu’à refaire le monde des heures durant avec la relève. Des souvenirs extraordinaires dont Rivière tirera un portrait (Hergé, portrait intime du père de Tintin). Fanatique d’une ligne claire dont il a su s’entourer dans sa longue collaboration avec Floc’h, Rivière a aussi consacré des ouvrages à Edgar P. Jacobs.
VILLA MAURESQUE, DE FLOC’H ET RIVIÈRE, ÉDITIONS DE LA TABLE RONDE, 120 PAGES.
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