Florence Dupré la Tour, raconteuse de l’indicible
Florence Dupré la Tour bouscule les codes, les limites et les tabous avec Pucelle, suite et pas fin de son autofiction brillante et sans concession. Le côté obscur d’une enfance dorée est au coeur de sa création.
Pour connaître Florence Dupré la Tour ne suffit-il pas tout simplement de lire ses livres? La question mérite d’être posée face à cette autrice française qui se raconte elle-même sans fard dans ses bandes dessinées. » Même en me racontant de la sorte, c’est impossible de connaître tout de moi, rassure-t-elle. Comme de n’importe qui d’autre. Nous sommes bien trop complexes! Vous connaissez une partie de moi grâce à Cruelle ou Pucelle , mais je partitionne beaucoup. Si je respecte la temporalité, je fais des choix pour mettre en lumière la thématique sous-jacente à chaque récit: les animaux dans Cruelle , la sexualité dans Pucelle … Au final, vous ne connaissez de moi que les anecdotes que je choisis de vous raconter. Mais toutes tournent autour de mes relations avec le vivant et les questions de domination et de pouvoir, qui probablement me définissent beaucoup. »
Née en Argentine à la fin des années 70 (racines qui expliquent les relents « mafaldiens » de ses créations et de son dessin), dans une famille d’expatriés beaux, jeunes, riches, (très) chrétiens et (très) rétrogrades, qu’on imagine bien aujourd’hui en tête de cortège d’une Manif pour Tous, Florence Dupré la Tour y reste sept ans avant de venir en France, passer le reste de sa jeunesse à Nagot, » une grande propriété isolée, entourée de bois, que les parents avaient achetée aux abords de la ville de Troyes« .
Un isolement à la fois physique et sociétal qui expliquerait aujourd’hui son besoin d’extérioriser à ce point son vécu? C’est que Florence, sous la dorure, a vite senti grandir dans sa poitrine » une sorte de petite boule noire, très serrée ». Une angoisse née de quelques traumas (un père absent qui l’oblige à manger son lait tourné, un hamster qui bouffe son petit, l’arrivée d’un petit frère qui lui fait comprendre d’emblée qu’un garçon, c’est mieux qu’une fille) et surtout une absence totale de communication familiale, entre autres sur la sexualité, qui la plongera dans des abîmes de mal-être.
Mal-être qu’elle combat et exprime aujourd’hui avec brio dans des bandes dessinées qui repoussent les frontières de l’autofiction, tant par leur profondeur et leur sincérité (l’autrice n’épargne personne, et surtout pas elle-même) que par leurs qualités esthétiques et narratives: » Je ne voulais pas raconter ma vie avant de savoir écrire. Ce principe s’est imposé à moi. Je savais depuis longtemps que je devrais le faire, mais j’ai d’abord beaucoup lu, des lectures féministes ou psychanalytiques, et j’ai beaucoup réfléchi aux procédés narratifs. La BD m’a réellement placée devant un miroir. Son écriture correspond exactement au fonctionnement de ma mémoire: des ellipses, une re-création… Il n’y a pas mieux que la BD pour raconter l’indicible. J’ai grandi dans une famille où la prise de parole était impossible et j’ai été quasi mutique quand j’avais quatorze et quinze ans. La BD m’a fourni un langage, une façon de parler, la possibilité de m’exprimer. C’est pour ça que je l’adore. »
« Le dur en autre chose »
Ce que Florence n’a pas (encore?) raconté en BD -et qui ne tient ni de sa non-éducation sexuelle, bientôt explorée dans la suite de Pucelle, ni de sa gémellité, laquelle fera l’objet de la troisième et dernière partie de son autobiographie, Jumelle-, ce sont ses cours de dessin, spécialité édition, à l’école Émile Cohl de Lyon, ses premiers pas dans l’animation, et le culot qui la pousse à joindre Joann Sfar pour travailler sur la série animée tirée de son Petit Vampire. Sfar ira plus loin, flairant le talent et la singularité de la jeune autrice: il lui ouvre les portes de la collection Bayou qu’il gère alors chez Gallimard.
Florence Dupré la Tour y publie dès 2006 ses premiers albums, Capucin, déjà une trilogie mais encore de la pure fiction, » une sorte de conte fantastique médiéval cauchemardesque » déjà hanté par les thèmes qui seront charriés dans son autofiction: le rapport au père et à la famille, à l’argent, au corps… » Des thèmes qui me venaient de manière inconsciente, quasiment automatique, et que je n’avais pas encore verbalisés. Je me cachais encore derrière la fiction, même si je continue à aimer ça. J’en écris beaucoup, sans chercher, et j’y reviendrai, même si je dois d’abord me débarrasser de ces histoires-là. »
Se débarrasse-t-elle comme elle le dit de sa lourde histoire en la couchant à jamais sur papier? » Je ne sais pas si j’essaie de transformer le laid en beau comme Catherine Meurisse a pu le faire avec La Légèreté . Je transforme plutôt le dur en autre chose. Et ce processus d’écriture a un effet tout à fait particulier sur mes souvenirs d’enfance, auxquels je suis pourtant extrêmement attachée: les écrire les fait presque disparaître. »
Ils n’enlèvent en tout cas rien à leur étonnante universalité: il ne faut être ni beau ni riche ni réac ni fille pour se sentir concerné par les récits de vie de la petite Florence. » Mais l’auto-bio fonctionne toujours comme ça quand elle n’est pas édulcorée, et qu’on essaye d’être précis dans les sensations: on s’y retrouve. »
Pucelle – T. 1 Débutante, de Florence Dupré la Tour, éditions Dargaud, 184 pages.
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