
When We See Us, un siècle de peinture figurative noire à Bozar: «Les artistes africains et de la diaspora ont exploré la voie de la peinture figurative depuis très longtemps»
A travers 155 toiles, When We See Us retrace un siècle de peinture figurative noire à Bozar. Conçu par le Zeitz Mocaa de Cape Town, cet accrochage éclatant percute les stéréotypes de plein fouet.
Commissaire générale de la prochaine Biennale d’art de Venise et conservatrice en chef du Zeitz Museum of Contemporary Art Africa (Zeitz Mocaa) depuis 2019, la Suisso-Camerounaise Koyo Kouoh est une personnalité pour le moins respectée du monde de l’art. Conséquence logique, lorsque celle qui a été également co-commissaire des Rencontres africaines de la photographie de Bamako exprime sa frustration, on l’écoute attentivement. Pour mieux comprendre, Tandazani Dhlakama, son acolyte dans la conception de When We See Us, présente à Bozar pour l’installation du show, détaille ce mécontentement: «En consacrant l’art africain, le marché de l’art a multiplié les raccourcis et les stéréotypes. C’est entre autres pour cette raison qu’avec toute l’équipe réunie par le Zeitz Mocaa nous avons imaginé une proposition alternative basée sur la peinture, un champ esthétique au sein duquel ont émergé plusieurs artistes noirs contemporains. L’idée était de corriger le préjugé qui veut que la figuration noire soit une « nouvelle tendance ». Les artistes africains et de la diaspora ont exploré la voie de la peinture figurative depuis très longtemps. Ce que l’on voit aujourd’hui fait partie d’un continuum historique très important.»
Un autre malentendu persistant autour des artistes revendiquant leur africanité est l’association quasi systématique avec une imagerie d’adversité, comme si le compagnonnage avec l’infortune constituait l’ADN de tout un continent. Une vision réductrice et profondément erronée. «Il y a eu tellement d’expositions autour de l’Afrique et de sa supposée « noirceur » souvent centrées sur la souffrance… Nous voulions montrer un aspect diamétralement opposé: la célébration. Un refus de considérer que le trauma soit un élément central de la compréhension de l’Afrique est ici à l’œuvre. Exhiber la joie, c’est une affirmation puissante. C’est dire: nous existons, nous célébrons, nous sommes.»
La réappropriation de soi au bout de cet arc narratif? C’est bien de cela dont il est ici question, déroulé sur un siècle entier d’œuvres panafricaines. «Il s’agissait pour nous de montrer comment les artistes noirs se sont représentés eux-mêmes et ont raconté leurs propres histoires au fil du temps, sans être filtrés par un regard extérieur», pointe la co-curatrice. Personne ne feindra d’ignorer que la proposition –c’est ce qui fait tout son sel– répond à une nécessité réclamée à cor et à cri par une nouvelle génération: s’affranchir d’une histoire de l’art trop longtemps dominée par le regard blanc.
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Figures libres
When We See Us –dont le titre est inspiré de la minisérie Netflix de 2019 When They See Us (Dans leur regard) de la réalisatrice afro-américaine Ava DuVernay– se découvre comme une proposition de grande densité. Quelques chiffres suffisent à la mesurer. Il est question ici de 155 œuvres, dont la diversité saute aux yeux, récoltées auprès de 52 prêteurs originaires de 17 pays différents. Les tableaux en question sont articulés en plusieurs sections thématiques: quotidien, repos, émancipation, sensualité, spiritualité… Et les artistes? Le casting aligne 118 signatures de nationalités variées (toutes étant africaines ou d’origine africaine, voire issues de la diaspora). Le caractère hétéroclite de la proposition est fluidifié par une scénographie remarquable que l’on doit au cabinet d’architecture sud-africain Wolff Architects. Celle-ci répond aussi au besoin de tempérer la charge affective du propos.
Tandazani Dhlakama analyse: «Peu importe que l’on fasse partie du « nous » de When We See Us ou non, on est mis face à face avec des représentations auxquelles on n’est pas habitué. Pour certains, cela peut être très émouvant. En conséquence, nous avons travaillé avec des architectes pour concevoir une mise en scène qui ne soit pas froide ou clinique, comme c’est souvent le cas pour les expositions de peinture. Nous voulions créer un espace chaleureux où les visiteurs se sentent chez eux et peuvent se poser à plusieurs endroits.»
Marqué par des pans de murs rouges, noirs et verts, le parcours évoque un paysage africain à la manière d’une route en latérite se perdant dans la végétation. Il peut également suggérer le drapeau des Black Panthers. Le visiteur attentif ne manquera pas de porter son attention sur la bande-son de l’évènement. Diffusée dans les salles à la manière d’un élément crucial du propos, les différentes musiques, qu’elles soient consacrées, savantes ou vernaculaires, ont été assemblées par le compositeur Neo Muyanga.
Pointer les temps forts de When We See Us relève de la gageure tant les fulgurances imbibent les différentes sections et on aurait tort de croire qu’elle s’arrête avec les pointures identifiées par le marché et les médias, façon Chéri Samba, Kehinde Wiley ou Lynette Yiadom Boakye. Sans doute, l’un des volets les plus bouleversants est celui qui aborde la vie quotidienne. Les corps vus tels qu’ils sont, comme désarmés, gomment les disparités de surface, que ce soit face à l’intimité du dos ployé d’un jardinier (The Gardener, 1991) peint par George Pemba ou dans la monumentalité d’un triptyque Pax Kaffraria: Graase-Mans (2014) de Meleko Mokgosi montrant comment l’assignation aux tâches domestiques imprime les silhouettes. Passionnants également sont les échos, bien involontaires, qui lient certaines toiles. Ainsi de Cassi Namoda et de Sthembiso Sibisi, qui peignent une scène similaire de baptême –épurée pour l’une, empreinte d’ironie pour l’autre– à des milliers de kilomètres de distance.
Il reste que l’une des œuvres les plus poignantes de l’accrochage porte la signature de la Britannique Esiri Erheriene-Essi. The Birthday Party (2021) offre une image inattendue du militant sud-africain Steve Biko. Contrairement aux représentations habituelles marquées par le traumatisme, la composition le montre souriant lors d’une fête d’anniversaire. Elle rappelle que, malgré l’oppression, la vie, la joie et les moments de célébration ont toujours existé. Ce renversement de perspective questionne la manière dont l’histoire est racontée et déconstruit une vision réductrice des figures de la lutte noire. Basée sur une photographie de famille, elle rappelle à qui en est conscient le lien organique entre cette pratique et le racisme. «Les premières caméras n’étaient pas conçues pour capturer la peau noire. Elles étaient calibrées pour les carnations blanches. Ce n’est qu’au moment où les fabricants de chocolat et de mobilier se sont plaints que les ajustements ont été faits, rendant les appareils photo plus adaptés aux teintes de peau plus sombres», ajoute de manière très éclairante la commissaire.
When We See Us, du 7 février au 17 août à Bozar, Bruxelles.
La cote de Focus Vif: 4/5
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