Sur la Grand-Place de Bruxelles, retour sur la carrière d’Elliott Erwitt, photographe-siècle
Loin de se réduire à la production d’un feel good photographe, une image forgée par une époque en plein marasme, l’œuvre d’Elliott Erwitt s’est appliquée à enregistrer le réel avec acuité et humanité. La Grand-Place de Bruxelles accueille une rétrospective de l’artiste.
L’exposition (visible jusqu’au 15 août) rythmée et parfaitement scénographiée -on la doit à Tempora, l’agence belge spécialisée dans la conception d’événements culturels grand public souvent de qualité- ne donne pas un seul instant l’occasion de ressasser son infortune.
Tout commence avec un planisphère ponctué d’autoportraits décalés du maître. Ici, en 1994, à New York, il ressemble à Groucho Marx. Là, à Venise, très pince-sans-rire, il s’affiche sous un chapeau de carnaval. Du Japon au Brésil, Elliott Erwitt s’est rendu aux quatre coins du monde, fidèle en cela à un credo de photographie que l’on pourrait dire “géolocalisée”. Pour l’intéressé, sa mission consistait à “se mettre à un endroit et attendre qu’il se passe quelque chose”. Passé cette mise en bouche, le tracé sombre et feutré mène le visiteur à travers une série de sections d’une lisibilité d’autant plus grande que les cartels sont réduits à leur plus simple expression -ils ne font mention que d’un lieu et d’une date- et que la ligne de démarcation entre travaux de commande et personnels est tracée par l’usage de la couleur versus le noir et blanc pour l’aspect non-commercial. Cette évidence est logique pour un talent ayant toujours soutenu que “le but de prendre des photos est de ne pas avoir à les expliquer avec des mots”. Between the sexes, Kids, Beaches, Abstractions, Cities, Dogs, Regarding Women, Museum Watching et Kolor: telles sont les thématiques qui scandent une déambulation permettant un face-à-face avec les images sans parasitage -il reste à voir si cette intimité fonctionne dans une configuration de fréquentation intensive à laquelle ne prépare pas une préouverture pour la presse.
Photographe-siècle
L’œuvre d’Elliott Erwitt est monumentale, elle est celle d’une sorte de photographe-siècle ayant touché à tous les genres, du photojournalisme aux portraits de célébrités -qui sont à comprendre comme une réminiscence pour un jeune homme ayant eu la révélation de sa vocation en développant des images dédicacées de stars hollywoodiennes- en passant par la publicité, l’architecture et même la réalisation de programmes pour HBO. Quatre-vingts années derrière l’objectif ont engendré quelque 600 000 négatifs, dont plus de 6 000 sont conservés à l’agence Magnum. Une telle abondance la rend difficile à classer. Comme toujours en pareil cas, la tentative de la simplification s’impose, notamment celle de l’as du “calembour visuel”. La propension un peu facétieuse de ce fils d’immigrés russes à photographier les chiens dans les rues -il faut bien avoir en tête qu’il s’agit davantage de “chiens en photo” plutôt que de “photos de chiens”, comme il l’a souvent rappelé- a eu pour effet de raboter son approche dans le sens d’une feel good photographie si pas niaise, à tout le moins unidimensionnelle, manquant d’épaisseur. “C’est une exposition qui fait du bien”, a-t-on entendu à maintes reprises lors de notre visite. Si on ne peut pas faire l’impasse sur la dose balsamique d’humanité qui se dégage de nombreuses prises de vues, l’optimisme qu’on lui prête parle davantage d’une époque au bout du rouleau que du corpus exposé lui-même, qui est beaucoup plus nuancé.
En y regardant de près, les 215 images données à voir, prises entre 1948 et 2009, disent autre chose, pointent une dimension supérieure de son travail. La rétrospective tord le cou à de nombreux clichés lui collant à la peau. Ainsi de la question de la spontanéité de la démarche. Celle-ci n’est pas aussi évidente quand on voit l’aptitude de ce géant de l’image à recadrer certaines photographies et à leur donner de cette manière une tout autre résonance. À dire vrai, c’est d’un Samuel Beckett qu’on aurait envie de rapprocher Elliott Erwitt, soit d’une littérature consciente du marasme de la condition humaine mais s’appliquant malgré tout à “rater mieux”, à ne pas faiblir dans l’entreprise de restituer le présent, ce “ça a été”, avec le plus d’acuité possible.
Dans ce registre, impossible de ne pas évoquer Pittsburgh, Pennsylvanie, États-Unis, 1950, photographie qualifiée de “parfaite” par l’intéressé. Que voit-on? Un enfant noir à bretelles, bouille souriante, retourner un revolver en plastique contre lui. On redoute d’affronter de quoi ce geste est le signe. Surtout quand on a en tête une autre icône de la photographie, signée la même décennie par un certain William Klein, dans laquelle un gamin de rue, blanc quant à lui, pointe une arme du même genre vers l’objectif. Chez Erwitt, l’intervalle ambigu entre violence et jeu prend un tour dramatique, imbibé de tout un contexte socio-politique, poussant le regardeur à en rire pour ne pas en pleurer. L’exposition fait place à de nombreuses densités visuelles similaires. On pense à ce portrait de Jackie Kennedy, le visage aplati par le deuil et la voilette humide; à la mère de Robert Capa effondrée sur la tombe de son fils; ou encore à ces deux clichés montrant l’épouse d’Erwitt avec son fils. L’une montre le bébé nu posé sur le lit comme objet d’émerveillement maternel. L’autre pointe une couche devenue un champ de bataille sur lequel la jeune femme, dépoitraillée, gît exténuée. Ainsi va la vie des frères et sœurs en humanité.
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