Stephen Shore, photographe “on the road” de la modernité américaine
Stations-service clinquantes, malls déshumanisés, motels désolés… Une rétrospective parisienne consacrée à Stephen Shore révèle un paysage nord-américain plus fascinant et mortifère que jamais.
En 1951, le sculpteur Tony Smith circule de nuit sur le New Jersey Turnpike, entre Newark et New Brunswick. Après avoir raté une sortie, l’artiste se retrouve bloqué sur une bretelle en construction. Le segment autoroutier non balisé produit sur lui une sorte d’épiphanie conceptuelle: même si ce qu’il découvre n’a rien à voir avec de l’art, le tronçon sans issue l’affecte d’une façon inédite, bien plus qu’un tableau ou une sculpture ne le ferait. Il prend alors la mesure d’un réel réfractaire au cadre et à la représentation qui trouve son origine dans la modernité -on sait depuis longtemps combien les objets techniques façonnent en permanence de nouvelles connexions entre l’homme et son environnement. Quinze années plus tard, il relate cette expérience techno-architecturale dans un article de la revue Artforum qui exercera une influence majeure sur le minimalisme américain. « Les murs de l’atelier sont tombés« , écrira à ce propos l’historien de l’art Jean-Marc Poinsot. En 1958, le corps de la mère de James Ellroy est retrouvé sans vie aux abords de Arroyo High School, un lycée situé à El Monte, en Californie. Ce meurtre crapuleux jamais élucidé, le romancier étasunien le racontera en détails dans My Dark Places, un récit autobiographique aussi cru que vertigineux paru en 1996. Le décor de ce féminicide outrageux? Agencé pour les voitures et la consommation, il est celui d’un monde bétonné et inerte au sein duquel la frustration et la détestation de soi règnent en maître. S’il est un photographe chez qui ces deux facettes du paysage nord-américain, nourries à la fascination et la répulsion, opèrent à plein régime, c’est bien Stephen Shore (1947, New York). Son œuvre en porte la trace dès 1972, moment où il décide d’effectuer un road-trip à travers les États-Unis en suivant la route 66 depuis Flagstaff jusqu‘à l‘est de Chicago. Les prises de vue qui en ont résulté, une sorte de carnet de voyage photographique, ne rencontrent qu’un succès mitigé lorsqu’elles sont exposées, la même année, à la galerie LIGHT de New York. Logique: American Surfaces, qui fait désormais figure de pan culte de son œuvre, constitue une véritable rupture visuelle pour l’époque.
New Topographics
Pour bien comprendre la révolution esthétique dont American Surfaces est le nom, il faut se projeter trois années plus tard, en 1975, et s’arrêter sur l’exposition qui livre le centre de gravité de ce nouveau paradigme photographique. Conçue par William Jenkins, New Topographics: Photographs of a Man-Altered Landscape réunit huit jeunes talents américains dans le cadre de la George Eastman House de Rochester (État de New York). Le générique en question aligne signatures qui resteront -Robert Adams, Lewis Baltz, Nicholas Nixon, Henry Wessel Jr., ainsi que Shore- et talents dont on perdra la trace -Joe Deal, Frank Gohlke ou John Schott. Sans oublier, des guest stars de renom en la personne de Bernd et Hilla Becher. Là aussi, la réception est plus que tiède, le public et une grande majorité de la critique passent à côté de ce qui est aujourd’hui perçu comme un manifeste disruptif. « Terne« , « ennuyeux« , « peu attractif« , « neutre« … tels sont les qualificatifs accolés à cette proposition qui célèbre « la banalité du paysage urbain et la répétition des signes architecturaux de la modernité américaine, suburbaine et motorisée » dans la foulée du peintre Edward Ruscha.
Pourtant, pour qui parvient à se déprendre d’une photographie enlisée dans le pictorialisme, il y a là un éventail de partis pris visuels forts. La lumière tout d’abord. Ce sont des prises de vue en plein jour qui sont privilégiées, ce qui sacre un éclairage écrasant tout, sans la moindre pitié pour les perspectives et les reliefs. Distinctif également est la position de la ligne d’horizon. Celle-ci se trouve la plupart du temps au milieu de l’image, là où un photographe épris de peinture la placerait à hauteur du tiers supérieur ou inférieur du cadre. Il reste que les deux dimensions qui secouent le plus l’œil sont autres. Il y a notamment ce refus manifeste de la spectacularisation. Le spectateur lambda est perturbé en ce qu’il peine à identifier la thématique opérant dans le cliché. « Que faut-il regarder?« , est-il en droit de se demander. L’autre axe qui déconcerte se cherche du côté de l’habituelle beauté que l’on associe aux images. Pour les « New Topographics », il ne convient pas de photographier ce que l’œil a déjà désigné comme « beau » mais bien d’agencer, à la manière des modernistes, lignes et volumes pour que la sensation esthétique résulte d’une composition inhérente au contenu du cadre photographique. Soit un désir évident d’une autonomisation de la pratique. Enfin, un dernier élément ne doit pas être passé sous silence, c’est la quasi-absence de l’humain dans l’objectif de ces iconoclastes du cliché. Loin d’être suspecte, cette disparition est révélatrice d’un point de vue affirmé. Si l’homme n’est pas représenté, c’est que loin du narcissisme sa place consiste à regarder. Toute la composition l’enjoint à mesurer à quel point le genre humain a transformé l’environnement. Jusqu’à s’en exclure.
Ce qui était vrai pour l’exposition de 1975 ne perd rien de son acuité lorsque l’on arpente Véhiculaire & Vernaculaire, l’accrochage de la Fondation Cartier-Bresson qui rassemble plus d’une centaine de photographies prises par Stephen Shore entre 1961 et 2021. L’accent est mis sur ce que Clément Chéroux, le commissaire, nomme « une photographie véhiculaire« . À travers un dédale de formats -qui s’étendent du snapshot à la quasi-installation en passant par la carte postale ou le print-on-demand book-, le visiteur s’étonne de ces perspectives qui nouent automobile et appareil photographique. Pour Shore, ce combo signe une précieuse « hyperacuité visuelle ». « Je me suis également rendu compte que le fait de conduire durant de longues périodes, de voir le monde défiler à travers le pare-brise pendant des heures, me mettait dans un état d’esprit particulièrement concentré et lucide. (…) Je devenais hyperconscient de tout ce qui m’entourait », explique-t-il dans le catalogue qui accompagne cet accrochage parisien. On notera qu’à 76 ans, Stephen Shore reste imprévisible, lui dont il ne faut pas manquer la série Topographies au sous-sol de la Fondation Cartier-Bresson. La trame de cette suite d’images entreprise en 2020 révèle l’intérêt pour les innovations techniques de celui qui est le premier photographe à être exposé de son vivant au MoMA, en l’occurrence le drone. Signe particulier? Des clichés qui refusent la verticalité habituelle du genre pour lui préférer une perspective similaire à celles qui caractérisent les 30 à 45 premières secondes qui suivent le décollage d’un avion de ligne. Bouclez vos ceintures.
Stephen Shore – Véhiculaire & Vernaculaire, Fondation Henri Cartier-Bresson, Paris. Jusqu’au 15/09. www.henricartierbresson.org
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