Sandra Singh remporte le Prix de l’Art Féministe: «Peut-on considérer l’extrême misogynie comme une forme de terrorisme?»

Sandra Singh, récompensée par le Prix de l’Art Féministe, présente son installation immersive Virtual War (on Women) à l’IKOB.
Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

Sandra Singh vient de remporter le Prix de l’Art Féministe attribué par l’Ikob. L’artiste signe une installation coup-de-poing dénonçant le terrorisme masculiniste qui prospère en ligne.


Face aux replis réactionnaires qui se ramassent désormais à la pelle, l’Ikob – Museum für Zeitgenössische Kunst a choisi l’engagement. Située à Eupen, en Communauté germanophone de Belgique, cette institution culturelle s’est imposée depuis sa fondation en 1993 comme un lieu de diffusion exigeant de l’art contemporain. Le lieu décerne un prix artistique depuis le début des années 2000 mais c’est en 2019 que celui-ci a pris une orientation résolument féministe, afin de mettre en lumière des démarches artistiques qui interrogent les représentations de genre, d’identité ou de pouvoir. Depuis, le Prix de l’art féministe est attribué tous les trois ans, dans une volonté assumée de faire corps avec les luttes contemporaines.

Le 13 avril dernier, le jury a distingué le travail de Sandra Singh. Née en 1990 à Munich, cette artiste multimédia germano-indienne livre une œuvre immersive en forme d’uppercut adressé au vieux monde: Virtual War (on Women) (2024–2025). Celle-ci explore, avec une rare intensité, la violence antiféministe qui prolifère en ligne. Le jury, composé de Cáitlin Hennen (consultante en art et curatrice indépendante), Jemima Kulumba (fondatrice de la Biennale of Women in Art à Bruxelles), Noor Mertens (directrice du Musée d’art de Bochum), Stilbé Schroeder (curatrice au Casino Luxembourg et du Pavillon luxembourgeois à la Biennale de Venise 2026) et Marnie Slater (artiste et lauréate du prix Ikob en 2022), a salué la puissance politique de cette proposition.


Le cœur du propos? «J’ai voulu savoir si ce que nous appelons extrême misogynie pouvait être considéré comme une forme de terrorisme, explicite Sandra Singh. Si c’est le cas, pourquoi sommes-nous, en tant que société, incapables de nommer ce fait? Comment pouvons-nous et comment voulons-nous réagir?»
Le directeur de l’Ikob, Frank-Thorsten Moll, tient quant à lui à souligner une nuance: «Ce n’est pas un prix féminin, mais un prix féministe.» Il ne s’agit pas de récompenser des femmes artistes en tant que telles, mais de reconnaître des pratiques qui, quels que soient leur auteur ou leur forme, s’ancrent dans une pensée féministe contemporaine. «Le féminisme est une nécessité politique. A l’ère de la montée de l’extrême droite, il faut sortir de l’illusion d’un progrès linéaire. Ce combat se joue aussi sur le terrain de l’art», assène l’historien de l’art allemand.

En apnée

Est-ce un hasard si Sandra Singh pratique la plongée sous-marine? Dans son œuvre, elle inspecte avec la même concentration les zones obscures du numérique. Fouiller les abysses, descendre en apnée dans les sédiments de la haine: Virtual War est une plongée dans une réalité parallèle aux effets bien réels.

«Beaucoup de femmes se sont senties comme reconnues de l’intérieur.»

Sandra Singh

Le travail se concentre ici sur ce qu’on appelle la «manosphère», un vaste écosystème en ligne composé de forums, de chaînes YouTube, de sous-reddits (ces sous-forums thématiques du site Reddit, où les utilisateurs discutent autour d’un sujet précis) et de groupes de discussion où prospère un discours masculiniste, antiféministe et conspirationniste. Si ses différentes factions –incels (les célibataires involontaires pleins de fiel), pickup artists (des hommes qui se revendiquent experts en techniques de séduction, souvent manipulatrices et sexistes), MGTOW («Men Going Their Own Way»), activistes des droits des hommes– présentent des nuances, toutes partagent une hostilité profonde envers les femmes et une vision réactionnaire des rapports de genre. Certaines figures influentes de ce bourbier ont inspiré des actes de violence de masse.


Avec Toxic Technoculture Tower, l’installation centrale de Virtual War, Sandra Singh donne forme à cet univers. Sur une structure métallique évoquant un pylône d’antenne ou une tour de contrôle, elle dispose des écrans diffusant des vidéos, extraits du Dark Web, archives journalistiques, captures de forums incels ou séquences virales. L’une des vidéos, Choose the Bear, revient sur un débat anodin en apparence mais révélateur: «Préférez-vous croiser un homme ou un ours, seule dans les bois?» Beaucoup de femmes répondent: l’ours. Cette réponse symptomatique d’une peur intériorisée révèle sa dimension politique.
Sandra Singh s’est lancée dans une enquête rigoureuse. «J’ai lu énormément d’études scientifiques et d’essais, notamment ceux de Laura Bates (NDLR, autrice de l’essai Men Who Hate Women). J’ai passé des semaines dans des forums non modérés et des zones grises du Web.» Ce travail d’infiltration a laissé des traces. «C’était plus épuisant que je ne l’avais imaginé, confie-t-elle. Cela m’a affectée au point qu’il m’a fallu prendre du recul, faire des pauses, pour me préserver.» Le projet, toujours en cours, se construit aussi à ce rythme-là –celui de la résistance à l’usure intérieure.


L’artiste visuelle revendique une esthétique hybride, à la frontière du documentaire et de la fiction. «Je ne recopie pas les narrations masculinistes, je les déconstruis. J’utilise leurs propres images dans un contexte critique. C’est une forme de mise à distance.» L’interactivité –certains écrans se contrôlent à la souris ou via tablette– permet au public d’entrer de plain-pied dans cette matière brute. Les réactions sont fortes. «Beaucoup de femmes se sont senties comme reconnues de l’intérieur. Certaines m’ont confié leurs expériences personnelles en découvrant l’installation. Les hommes, eux, réagissent souvent avec sidération. Ils ne savent pas comment répondre», constate Singh.

Pour accompagner cette œuvre frontale, un livret imprimé est mis à la disposition du public. Il reprend les principales ressources mobilisées par l’artiste, des extraits de ses recherches ainsi que des pistes de lecture complémentaires. Une manière de prolonger l’expérience au-delà de l’exposition et d’offrir aux visiteurs des clés de compréhension, afin de ne pas laisser le regardeur seul face à la violence révélée.


Prix de l’Art Féministe: jusqu’au 24 août à l’Ikob, à Eupen.

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