
Renvoyer Bolsonaro, Trump ou Poutine d’où ils viennent? Off Voices, l’exposition militante de Candice Breitz au BPS22
Avec l’exposition Off Voices, Candice Breitz transforme le BPS22 en agora philosophique. Son œuvre critique nuancée met au jour les rouages bancals du monde contemporain.
Au milieu des années 1920, August Sander entreprend un projet monumental: établir une typologie de la société allemande en photographiant ses représentants. Celle-ci s’incarnera dans Hommes du XXe siècle, un projet visuel comprenant plus de 600 portraits dans lequel paysans, ouvriers, avocats ou artistes posent dans leur environnement, incarnant leur fonction de manière archétypale. L’identité sociale, à cette époque, se lit en un regard: on est ce que l’on produit. Un siècle plus tard, la donne a totalement changé. L’individu n’est plus défini par sa production mais par sa consommation. Ce renversement, Candice Breitz l’observe, le déconstruit et le met en scène avec une précision chirurgicale.
«J’ai été socialisée et produite par l’Afrique du Sud, dans le meilleur et le pire sens.»
Artiste sud-africaine, née en 1972 à Johannesburg, elle a grandi sous l’apartheid. «J’ai été socialisée et produite par l’Afrique du Sud, dans le meilleur et le pire sens, confie-t-elle quand on la rencontre à Charleroi. J’ai grandi sous un régime qui contrôlait qui pouvait être vu, qui pouvait être entendu.» Une expérience qui forge son regard sur la société et nourrit une œuvre ambitionnant de donner la parole aux minorités. Après des études en littérature et en arts visuels à Chicago et à New York, elle s’installe à Berlin, où elle enseigne aujourd’hui à l’Université des Arts. Depuis les années 1990, elle expose dans les plus grandes institutions: Moma, Tate Modern, Biennale de Venise…
Espace de réflexion et de discussion
Au BPS22, sous le commissariat aiguisé de Dorothée Duvivier, qui lui consacre sa première grande exposition monographique en Belgique, Candice Breitz déploie une pratique ouvrant «un espace de réflexion et de discussion», selon les mots de la curatrice. TLDR (pour Too Long. Didn’t Read), qui ouvre l’exposition, est une immersive installation vidéo de 2017 à treize canaux: trois projections géantes et dix écrans suspendus sur la mezzanine diffusant autant d’interviews. La pièce illustre notre incapacité à absorber la complexité du réel. Un enfant de 12 ans, en voix off, résume un conflit idéologique en des termes accessibles. Derrière lui, des travailleuses du sexe sud-africaines livrent leurs témoignages. «On préfère écouter un enfant raconter un sujet grave plutôt que les personnes concernées elles-mêmes. C’est la logique médiatique actuelle: simplifier à outrance, mettre en avant les narrateurs que l’on juge acceptables», analyse l’artiste.
Plus loin, Digest (2019) matérialise l’idée d’une saturation narrative. L’installation rassemble 1.001 jaquettes de cassettes VHS, vestiges d’une époque où les films étaient des objets que l’on possédait. Mais ici, les boîtiers sont vides. «Nous vivons dans une société qui consomme sans cesse du contenu, mais qui n’écoute plus. Digest est un mausolée du trop-plein, un reflet de notre incapacité à digérer ce que nous absorbons», commente-t-elle.
«C’est la logique médiatique actuelle: simplifier à outrance, mettre en avant les narrateurs que l’on juge acceptables.»
Sans doute la pièce la plus marquante et la plus offensive de la proposition (elle est entourée d’un avertissement à l’attention des personnes sensibles et ne peut se découvrir qu’en s’étant provisoirement délesté de son portable), l’installation Labour (2020) se présente comme un dispositif circulaire –ceint d’un rideau rappelant l’artifice imaginé par le psychanalyste Jacques Lacan afin de mettre le tableau L’Origine du monde de Courbet à l’abri des regards indiscrets– projetant des images de plusieurs accouchements à rebours: des nourrissons retournent dans l’utérus d’où il sont sortis. Cette percutante œuvre militante s’accompagne d’un faux décret du «Conseil séculier du matriarcat utopiste» invitant à congédier du monde une série de dirigeants fictifs qui ne sont pas sans rappeler les Bolsonaro, Trump, Poutine et autres Orbán. Entre les mains de Candice Breitz, la maternité devient un geste politique, un espace où le pouvoir peut être repris et retourné contre les structures qui l’imposent. «Labour interroge aussi l’injonction patriarcale à la maternité. En inversant le processus, j’ai voulu poser la question du choix. Pourquoi attend-on encore des femmes qu’elles enfantent comme si c’était leur fonction première?», précise-t-elle.
Candice Breitz et la puissance des mots
Si ses installations frappent par leur effet visuel, Candice Breitz revendique une approche profondément littéraire. «Mon rapport à l’image a toujours été nourri par les mots», confie-t-elle. Elle évoque notamment l’importance des livres qui lui ont permis, enfant, de comprendre le monde. «J’ai grandi sous un régime qui contrôlait l’accès à l’information. L’apartheid définissait ce que nous pouvions voir, entendre, lire. C’est en découvrant des récits extérieurs que j’ai pris conscience de l’idéologie dans laquelle j’étais plongée. La littérature a façonné mon regard critique.»
Parmi ses références majeures, elle cite La Société du spectacle de Guy Debord, mais aussi un texte moins connu : Okonomie der Aufmerksamkeit, publié en 1998 par Georg Franck. «L’auteur prédit comment, dans le futur, nous serions gouvernés non plus par le capitalisme pur, mais par l’économie de l’attention. Il avait vu juste», souligne-t-elle. Sa conscience politique s’est aussi affinée en lisant des témoignages d’oppression dans d’autres contextes historiques. «C’est en lisant Anne Frank ou des récits sur la révolution culturelle chinoise que j’ai compris la nature du régime dans lequel je grandissais», ajoute-t-elle.
Ce travail, bien que politique, ne tombe jamais dans la démonstration frontale. «Il est facile d’accuser, mais ce qui m’intéresse, c’est de comprendre pourquoi nous en sommes là», précise Breitz. Pour elle, interroger les récits dominants ne consiste pas seulement à les critiquer, mais à créer des espaces où la nuance et la complexité peuvent exister.
Dans une société où l’attention est devenue une marchandise, le travail de la plasticienne propose une alternative: ralentir, écouter, regarder autrement. Ses œuvres rappellent que la complexité du réel ne peut être réduite à des résumés simplistes. Elles offrent une place aux récits minorés, à ceux qui ne trouvent pas d’espace dans le flux incessant des images dominantes.
En filigrane, un message traverse toute son œuvre: la culture n’est pas seulement une distraction, elle est un lieu de résistance. «Si nous cessons de raconter nos propres histoires, elles seront racontées pour nous. Et rarement en notre faveur», conclut-elle.
Off Voices, jusqu’au 11 mai 2025 au BPS22, à Charleroi.
La cote de Focus Vif: 4/5
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