Tous les secrets du génie du “divin Raphaël” dévoilés lors d’une expo à Lille
Convoquant les limites du visible, une éclairante exposition lilloise invite à reconsidérer les compositions -et la figure- de Raphaël en s’appuyant sur un pan de son œuvre dessinée.
Le mythe artistique par excellence. Il n’a pas fallu plus de 37 ans d’existence pour que Raphaël (1483-1520) grave son nom en lettres d’or au frontispice de la peinture. Cette légende dorée n’est pas sans avoir traversé des zones de turbulences. C’est que l’intensité de cette consécration a varié dans le temps, alternant hauts et bas. Si ce peintre de la Haute Renaissance est élevé au rang d’icône dès sa mort et même un peu avant, les XVIIe et XVIIIe siècles le passeront étrangement sous silence.
En réalité, la couronne de lauriers la plus touffue, c’est le XIXe qui va la lui tresser, contribuant ainsi à populariser pour la postérité l’imagerie si contestable, et battue en brèche par la recherche actuelle, du « génie ». À l’époque, particulièrement après l’ouverture de sa tombe en 1833 dans le but de constater et authentifier sa dépouille, apparaît une véritable « Raphaëlmania » -on en prend la mesure dans la rotonde de l’atrium du Palais des Beaux-Arts le temps d’un film projeté à 360 degrés mis en musique par Jean-Benoît Dunckel du groupe Air.
Pour Auguste Renoir, Raffaello Sanzio, de son vrai nom, incarne sans nuance cette « beauté éternelle » à laquelle aspirent tous les peintres et sculpteurs. Stendhal, quant à lui, loue la réunion d’un talent inouï et une allure gracieuse dans une même enveloppe charnelle. « Le hasard rassemble, pour une fois, tous les bonheurs dans une vie si courte« , note l’auteur de La Chartreuse de Parme qui en fait une sorte de Rimbaud, voire de Kurt Cobain avant la lettre. Pour Ingres, le prodige d’Urbino « pose les bornes éternelles et incontestables du sublime, dans l’art« . Peu importe si la biographie du « divin Raphaël » s’avère lacunaire, la louange et le récit édifiant sont là pour remplir les blancs. Au point de susciter l’antipathie? Forcément, comme en témoigne l’émergence en 1848 du mouvement préraphaélite qui se met à rêver d’une Histoire de l’art faisant l’économie de l’encombrant disciple du Pérugin. Le XXe siècle, quant à lui, élira plutôt Léonard comme sa géniale figure de référence.
Entre ses mains
Reviendra-t-il au XXIe siècle de pouvoir approcher l’œuvre de Raphaël au plus juste de sa vérité? Peut-être. Ce qui est certain, c’est que l’exposition Expérience Raphaël au Palais des Beaux-Arts de Lille lève de nombreux obstacles sur le chemin vers un regard désencombré des préjugés. Cette immersion, l’institution la déploie dans une version augmentée qui noue, au fil d’une même scénographie, recherche scientifique -restaurations ainsi qu’analyses menées par le C2RMF, le Centre de Recherche et de Restauration des Musées de France -et dispositifs numériques permettant de vivre le geste créatif.
Un corpus inattendu se trouve à l’origine de cette proposition: soit un fonds de 37 dessins de Raphaël légué par le peintre et collectionneur Jean-Baptiste Wicar (1762-1834). Cette matière visuelle plus que fragile est déployée, en raison même de son caractère délicat, au sous-sol du musée tout au long d’un parcours à l’éclairage savamment étudié. Le tout est scandé de nombreuses « lames » -des dispositifs constitués de deux plaques de verre qui incrustent les esquisses, exhibant à la fois leur recto et verso– ainsi que de multiples écrans offrant au visiteur de voir le dessin « comme si Raphaël l’exécutait devant lui en temps réel ».
L’inspiration de ces contenus immersifs magnétiques? Régis Cotentin, le responsable de l’art contemporain au Palais des Beaux-Arts de Lille, la révèle: les célèbres dessins à l’iPad de David Hockney, qui sont régulièrement montrés sous forme de work in progress. La combinaison de ces matériaux visuels distincts offre une plongée inédite dans la matérialité de l’œuvre de Raphaël. C’est tout le climat pictural d’une époque qui est déroulé sous les yeux du visiteur. Il y est question de pinceaux en poils d’écureuil, de papiers préparés à la poudre d’os, de minuscules trous effectués pour opérer des transferts (les fameux « poncifs ») ou encore de ces lavis à base d’encre brune diluée dans l’eau. Il se dégage une certaine émotion face à l’aspect de genèse dont sont imprégnés les différents travaux. Le regardeur a l’impression de naviguer dans le cortex préfrontal de l’artiste.
Le peintre Raphaël au travail
Au-delà de cet aspect bouleversant se trouve également la dimension de vérité, bien cachée d’ailleurs, d’un travail artistique acharné qui bat en brèche la carte postale du « génie ». Expérience Raphaël met au jour des lignes « incolores mais pas invisibles » qui racontent la structure historiée d’une composition, qu’il s’agisse de reports, de primo-tracés effacés à la mie de pain, de « repentirs » marquant une fausse piste de l’esprit à même la matière ou encore de pointes de compas révélant une obsession de la construction ultra-rigoureuse.
Ce véritable voyage dans l’œuvre de l’artiste italien est structuré de manière spatiale et temporelle. Le visiteur se meut dans son œuvre par le biais de trois grandes villes ayant scandé sa vie: Urbino, Florence et Rome. Il passe de sa première grande commande, le Pala del beato Nicola da Tolentino (Retable Baronci, 1500-1501), un retable perdu en raison d’un tremblement de terre dont l’œuvre dessinée permet de se le réapproprier partiellement, à une pièce permettant d’entrer virtuellement dans la Chambre de la Signature du Vatican -un temps fort de l’exposition invitant à découvrir les étapes de la création des célébrissimes fresques (La Dispute du Saint-Sacrement, L’École d’Athènes, Le Parnasse, Les Vertus cardinales et théologales) à partir des dessins préparatoires.
Les différentes sections ne sont pas sans réserver leur lot de surprises. Telle esquisse de madone tournée de trois-quarts montre un Raphaël se détachant progressivement de la frontalité des portraits de son maître d’Urbino (Pietro di Cristoforo Vannucci, dit le Pérugin) pour épouser les avancées picturales de Léonard de Vinci. Telle autre raconte les « yeux » d’une draperie, points de cassure du textile qui concentrent l’application du maître à faire « palper » la texture de la matière avec le regard. Ailleurs, le dessin dit les corps des « garzoni » d’atelier ou des mannequins en bois articulés d’une époque qui répugne à faire poser les femmes. Quand il ne s’agit pas d’extraordinaires transfigurations: ce mufle d’un lion devenu tabouret de prière sur lequel s’appuie Jules II dans La Messe de Bolsena (1512).
Expérience Raphaël ****, Palais des Beaux-Arts, à Lille. Jusqu’au 17/02
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