Quand un musée ferme, c’est pour mieux rouvrir
À l’heure de l’hypervisibilité, la fermeture temporaire des institutions culturelles, tel un musée, est vécue paradoxalement comme une parenthèse salutaire pour se réinventer.
« Fermer ses portes est une expérience que je souhaite à tous les musées. » Dans un contexte de concurrence culturelle exacerbée, cette phrase que l’on doit à Claire Leblanc peut surprendre. Pour qui est attentif à la situation des institutions culturelles, l’assertion de celle qui est la directrice-conservatrice du Musée d’Ixelles depuis 2006 se comprend aisément: la fermeture d’un musée est aujourd’hui tout sauf un temps mort. Pour cause, les vents du changement soufflent depuis un moment sur ce secteur. Les facteurs de cette mutation en profondeur?
Ils sont nombreux, qui s’étendent de la densité urbaine rognant les extensions des bâtiments -cette étroitesse architecturale freine les développements muséaux liés à des collections de plus en plus importantes- à l’omniprésence du numérique brouillant le rapport à l’image. À cela, il faut ajouter des relevés sociologiques concrets actant la diversification et une segmentation de plus en plus marquée des publics. Sans oublier la multiplication des fondations et des initiatives privées, qui créent une émulation culturelle parfois asymétrique en termes de moyens.
Difficile d’être un musée ou un centre d’art aujourd’hui? Sans aucun doute. Cerise sur le gâteau, une interrogation profonde sur le sens des institutions culturelles traverse une société en demande de justice sociale et d’égalité. Conséquence directe, il est désormais impossible de maintenir un modèle vertical, nourri de prétentions universalistes, axé sur l’imposition d’un savoir venu d’en haut. L’archétype du temple fétichisé et coupé du reste de la société est bel et bien mort. En lieu et place, il est attendu du lieu de culture de demain qu’il surprenne, qu’il soit inclusif et collaboratif. Tout porte à croire que de tels défis ne peuvent se relever du jour au lendemain. Pour que la greffe prenne, la fermeture des portes, majoritairement commandée par de nécessaires travaux de rénovation ou d’aménagement des espaces, semble faire office d’impulsion salutaire au changement.
Reset
« La fermeture du Musée d’Ixelles, qui a débuté en mars 2018 et qui prendra probablement fin au printemps 2026, est une chance extraordinaire pour nous, martèle Claire Leblanc. Il s’agit d’une période d’une richesse incroyable que nous ne vivons pas comme un effacement mais comme un redéploiement, un reset. En réalité, ce moment de transition nous a offert de donner vie à des désirs qui étaient nôtres depuis longtemps mais que la vie quotidienne d’un musée ne nous permettait pas. Je pense par exemple à un souhait de longue date, celui d’embarquer les publics dans nos projets au-delà de l’habituelle rhétorique sur le participatif. » À cet égard, l’initiative « Musée comme chez soi » s’avère exemplaire d’un lâcher-prise curatorial. Le pitch? Des œuvres choisies dans la collection du musée par des habitants de la commune et exposées chez eux le temps d’un week-end. Le tout pour un accrochage à deux vitesses.
Le samedi, l’hôte présente l’œuvre à son entourage proche; tandis que le dimanche, il accepte d’ouvrir sa maison à un public plus large se baladant au fil d’un itinéraire de proximité qui reprend plusieurs découvertes similaires. Cette période a également été l’occasion de mener à bien un travail plus que nécessaire: la digitalisation des 15.000 pièces de la collection. « Cette opération nous a permis de reconvertir le personnel du musée. Nos surveillants et nos agents techniques ont accepté de changer de métier. Pendant près de cinq ans, ils ont travaillé au précieux inventaire informatisé de nos réserves« , précise Claire Leblanc. Parallèlement, l’équipe du musée a sondé le public par rapport à ce nouveau projet d’agrandissement et de rénovation de quelque 11 millions d’euros. « Un grande partie du retour que l’on a eu concernait la question de la proximité des œuvres. Il y a eu une demande express pour que celle-ci, qui est une signature du Musée d’Ixelles, soit conservée. L’autre point était la création de zones de repos, à savoir un vrai café où se poser et des aires de ralentissement. Autant de requêtes auxquelles nous avons accédé avec l’aide des architectes« , conclut l’intéressée. Le cas du Musée d’Ixelles n’est pas isolé.
Même son de cloche du côté de la Centrale, où la parenthèse s’est pourtant avérée beaucoup plus brève, d’avril à septembre 2024. En plus d’un réaménagement des espaces d’accueil dans le sens de la fluidité et une visibilité du centre d’art depuis la place Sainte-Catherine, ces six mois de fermeture sont sur le point de faire place à une nouvelle dynamique se condensant dans Hosting, l’exposition de réouverture. Inspirée par l’esprit de la « Summer Exhibition » de la Royal Academy de Londres, l’événement fera fi des distinctions habituelles entre talents consacrés et artistes sans notoriété -un jury ayant opéré une sélection parmi 2.000 œuvres reçues. « Hosting définit bien la mission d’un centre d’art aujourd’hui. Nous devons accueillir et prendre soin des artistes et des publics. J’aime penser une fermeture comme une nouvelle ouverture. Dans la mesure où l’intérieur est en travaux, il n’y a pas d’autre choix que de s’ouvrir vers l’extérieur« , analyse la directrice artistique Tania Nasielski.
Ce mouvement centrifuge s’est opéré dans plusieurs directions, allant de la formation du régisseur à des manières durables -matériau de récupération, reconditionnement des dispositifs scénographiques au fil des expos…-, de la conception de la muséographie jusqu’à la sensibilisation aux questions d’inclusivité à la faveur de sessions organisées par l’absl Bye Bye Binary (accueil des publics, signalétique…). Pierre-Olivier Rollin du BPS22 -qui a été fermé entre juin 2022 et février 2023 pour une remise en conformité énergétique des toitures qui a permis l’accomplissement de tâches moins visibles, telles que le rangement des réserves ou la restauration- note quant à lui un fossé se creusant entre deux réalités muséales parallèles. « Pour oser une métaphore footballistique, je dirai qu’il y a désormais deux sortes d’institutions. Celles qui évoluent en Champions League -la configuration triomphante est celle du Centre Pompidou mais il faut noter que la Flandre emprunte aussi cette voie-là, notamment avec le KMSKA ou le projet de nouveau SMAK qui s’élève à près de 100 millions d’euros- dont le modèle est mieux à même de répondre à la fragmentation du public. Et puis les lieux qui relèvent de la Jupiler Pro League -la Wallonie a saupoudré son territoire de ce genre de petites institutions- dont la survie va dépendre de leur capacité à se réinventer.«
Refondation
Avec son plan hérité du XIXe siècle, le KMSKA d’Anvers n’était rien de moins que « complètement vétuste » -ce sont les mots de sa directrice Carmen Willems- au sortir des années 2010. Après quelques tergiversations, le gouvernement flamand a opté pour une rénovation majeure qui s’est étendue sur onze années, entre 2011 et 2022. Il n’est pas exagéré d’affirmer que cette mue en profondeur a fait d’une institution classique au profil conservateur un musée inscrit dans la contemporanéité. Par quel tour de magie? Une nuées d’initiatives prises pendant la fermeture, à l’instar d’une consultation des publics labellisée « De Schoonste Honderd ». Le scénario? Un panel de 100 bénévoles, choisis sur 5.000 candidatures via un algorithme, dont la tâche a été d’expérimenter la nouvelle configuration du musée afin qu’elle réponde aux attentes de tous les publics.
Ce souci d’accessibilité, le KMSKA l’a poussé jusque dans une attention toute particulière aux cartels, dont le « tone of voice » a été adapté pour répondre tant aux besoins des visiteurs de 14 ans qu’à ceux des connaisseurs. Même la conception des propositions artistiques a été repensée. « Auparavant, le conservateur avait la main sur les expositions. Le reste de l’équipe, du marketing aux équipes pédagogiques, se greffait au projet. Désormais, tout le monde se réunit autour d’une table pour forger un concept commun« , explique Carmen Willems.
Peut-être que l’exemple le plus emblématique de l’activité des musées en période de fermeture sera donnée par le Centre Pompidou, dont les portes seront closes, afin de résoudre les problèmes techniques que connaît le bâtiment de Piano et Rogers, entre 2025 et 2030. Xavier Rey, directeur du musée national d’Art moderne dont la collection compte 140.000 œuvres, considère le chantier comme un « acte culturel, une expérience ouverte« . Le musée perçu comme quelque chose de plus grand qu’un bâtiment? Tout porte à le croire. « Le Centre Pompidou représente un état d’esprit et une énergie qui rayonnent par-delà le plateau Beaubourg, et qui ne s’effaceront pas pendant les travaux, bien au contraire. Nous souhaitons faire de la période qui nous attend un moment de refondation. Durant la période de fermeture, le Centre sera plus vivant que jamais« , détaille l’intéressé.
De fait, le programme « Centre Pompidou Constellation » qui a été révélé il y a peu donne le vertige. Tentaculaire, il noue un dialogue avec des partenaires tant nationaux (du Grand Palais à la villa Noailles) qu’étrangers (Séoul, Malaga…). Tout cela sans se départir de sa mission sociale: l’ensemble des équipes de l’institution restera mobilisé sur les cinq années.
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