Michel Tombroff et la trajectoire commune des arts et des mathématiques
De moins en moins souvent conviées quand il est question de parler des arts plastiques, les mathématiques sont pourtant une inépuisable source d’inspiration potentielle. Ingénieur civil devenu artiste en 2014, Michel Tombroff a érigé sa pratique contre la distance qui s’est installée entre ces deux champs de la création. Il livre aujourd’hui Zéro dièse existe, un essai qui théorise cette problématique. Au fil de l’ouvrage, l’auteur enquête sur les raisons de la bifurcation entre arts et mathématiques à l’ère postmoderne.
Qu’est-ce qui relie art et mathématiques?
Michel Tombroff: Je pense que deux facteurs entrent en jeu: l’esthétique et la liberté. On parle de l’élégance d’un théorème, et le poète Pessoa a écrit que “le binôme de Newton est aussi beau que la Vénus de Milo”. Le mathématicien Cantor a dit que “l’essence des mathématiques réside dans leur liberté”, maxime qui s’applique également à l’art. C’est pourquoi les avant-gardes artistiques et mathématiques se sont si souvent côtoyées. Les proportions du Parthénon sont inscrites dans le nombre d’or, et on les retrouve dans L’Homme de Vitruve de Léonard de Vinci au XVe siècle. Il y a un lien étroit entre la géométrie et les tableaux de Mondrian, les références littérales aux mathématiques dans les œuvres de Bernar Venet et aux nombres dans celles de Roman Opalka.
Est-il arrivé que des avancées mathématiques aient ouvert des portes à l’art?
Michel Tombroff: Oui. Le tableau de Magritte intitulé La Trahison des images de 1929 (Ceci n’est pas une pipe) renvoie aux paradoxes qui ébranlèrent les mathématiques et la logique au début du XXe siècle. Le vidéaste américain Hollis Frampton a produit un film intitulé Zorn’s Lemma (1970) en référence au théorème du même nom, et l’œuvre de Ryoji Ikeda, Superposition (2012), s’inspire directement des avancées mathématiques de la physique quantique. Ce ne sont que quelques exemples.
Vous suggérez que l’art et les mathématiques ont rencontré le même problème, quel est-il? Il semblerait que les mathématiques s’en soient mieux sorties et que cette résolution pourrait être une voie pour la création plastique.
Michel Tombroff: Art et mathématiques se sont heurtés à la question du fondement. Manet, dans Le Déjeuner sur l’herbe, questionne la nature de la représentation et inaugure l’ère de l’art moderne. Du côté des mathématiques, Frege et Russell s’attaquent aux paradoxes -comme celui bien connu du barbier qui ne rase que les hommes qui ne se rasent pas eux-mêmes- et tentent de cerner l’essence des objets mathématiques. Art et mathématiques vont alors tendre vers une abstraction de plus en plus radicale, menant l’un au minimalisme et l’autre à la théorie des catégories. La similarité des deux trajectoires est frappante, mais ce qui l’est encore plus à mon avis, c’est leur bifurcation à partir des années 1960. Je ne dirais pas que les mathématiques s’en sont mieux sorties, mais qu’elles ont été plus courageuses et persistantes dans leur poursuite de l’abstraction et de l’infini, et que cela est très inspirant.
Pourtant, l’art conceptuel tient une place importante dans votre raisonnement…
Michel Tombroff: Les artistes conceptuels ont utilisé le langage et la logique, ils ont combiné les techniques (peinture, collage, film) et ont ouvert la voie à une floraison inouïe de nouvelles pratiques, comme les installations, les performances et le Land Art. La rupture causée par l’art conceptuel fut déterminante: elle a précipité le passage du moderne au contemporain.
Vous évoquez l’art, les mathématiques et la philosophie, particulièrement celle d’Alain Badiou. Qu’est-ce que la rencontre avec Badiou a apporté à votre réflexion?
Michel Tombroff: Badiou a proposé une pensée tout à fait originale qui montre comment les créations de l’art, des sciences, de l’amour et de la politique ouvrent la voie à l’émancipation subjective et à la possibilité de changer le monde. Je l’ai rencontré en 2019 et nous avons continué d’échanger depuis. Cette rencontre fut décisive pour moi.
L’ouvrage est émaillé d’exemples d’une pratique artistique indexée sur les mathématiques. Votre ambition est-elle d’écrire un manifeste et d’ouvrir une voie pour d’autres artistes?
Michel Tombroff: Je ne crois pas aux manifestes car ils se transforment inéluctablement en contraintes. La présence d’exemples dans l’ouvrage tient au fait qu’il m’est impossible de séparer mon travail artistique de celui de l’écriture: les deux se nourrissent sans cesse. C’est ce dialogue entre l’art, les mathématiques et la pensée que j’ai voulu mettre en scène dans le livre.
Vous plaidez pour un retour du réel dans l’art. Pensez-vous qu’on puisse le mesurer dans votre travail, sans que ce dernier soit soutenu par des explications, des textes didactiques?
Michel Tombroff: Le réel est cette chose absolument mystérieuse et insaisissable qui se cache derrière les représentations. Mais l’art, c’est ce qui fait sa force, qu’il “tient tout seul”: il n’a pas besoin d’explications pour se situer par rapport au réel. Je suis néanmoins convaincu que le spectateur peut avoir une expérience de l’art à deux niveaux: une expérience directe et émotionnelle, mais également, dans un deuxième temps, une expérience intellectuelle et introspective, en rencontrant l’artiste ou en le lisant. Les textes de Donald Judd ou de Robert Smithson sont de parfaits exemples.
L’art est-il le dernier endroit où l’on peut “penser le monde” sans être prisonnier du schéma produire-consommer?
Michel Tombroff: Absolument. Le philosophe Schopenhauer disait déjà que la contemplation de l’art permet d’échapper aux misères du monde. Le monde a bien évolué depuis. Mais l’art joue encore, si pas plus, ce rôle aujourd’hui. Je rajouterais juste que la contemplation n’est que la première étape et qu’elle ouvre la possibilité d’un engagement subjectif indispensable pour échapper à ce destin peu glorieux.
Michel Tombroff – Bio express
1964 Naissance à Bruxelles
1987 Diplôme d’ingénieur civil à l’ULB (suivi d’un MSc en informatique théorique à l’UC Santa Barbara en 1989)
2019 Expositions solo à Leipzig et Anvers
2021 Exposition à Bozar
2024 Parution de Zéro dièse existe, aux Éditions Mimésis
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