L’amour et l’art à Bozar: une exposition pour éveiller les sens
Love Is Louder sonde les multiples nuances de l’amour -intime, familial, collectif- en révélant la nouvelle direction artistique de Bozar. Une expo dense arrimée aux enjeux sociétaux actuels.
Deux horloges, suspendues côte à côte sur un mur blanc. Le protocole exige que leurs aiguilles démarrent simultanément, comme les cœurs à l’unisson de deux amants. Bien sûr, au fil du temps, la désynchronisation est inévitable, les mécanismes se mettent à diverger. Les secondes ne battent plus au même rythme, et bientôt l’une des pendules murales prend de l’avance, s’éloignant de l’autre. Lorsque Ross Laycock (1959-1991) apprend qu’il est atteint du sida, sa relation avec le plasticien originaire de Cuba Felix González-Torres (1957-1996) est alors fusionnelle. Passé la surprise de la terrible nouvelle, ce dernier refuse de rester impuissant devant l’inexorable temporalité initiée par le virus. Il entend la matérialiser, l’apprivoiser, à travers un dispositif à la simplicité désarmante. Untitled (Perfect Lovers) (1987-1990) procède de cette réflexion. Imaginée quatre ans avant le décès de Laycock, cette installation aux contours métaphoriques, l’une des plus émouvantes de l’Histoire de l’art conceptuel, met en présence deux horloges s’interprétant à la manière d’une élégie visuelle. Elle est dédiée à un amour condamné à se flétrir, à perdre peu à peu sa cadence parfaite.
« Ne t’inquiète pas, mon amour, promet González-Torres au moment de la création de l’œuvre, je ferai en sorte que les horloges restent ensemble le plus longtemps possible. » Mais comment arrêter l’impitoyable marche du temps? À mesure que les jours passent, la santé de Ross décline, et les aiguilles de Perfect Lovers pointent des index de plus en plus éloignés. L’œuvre, dépouillée mais tragiquement éloquente, est exposée pour la première fois en 1991, quelques mois avant la mort de Laycock. Non sans un certain goût du paradoxe: derrière la froideur de ce duo d’horloges fabriquées en série se cache le feu d’un amour résilient, déterminé à faire pièce à la course du temps, à la maladie et à l’oubli.
La notice qui accompagne Untitled anticipe les dysfonctionnements. Elle prévoit par exemple que si l’une des deux horloges cesse de fonctionner, elle doit être décrochée, réparée, puis réinstallée et remise à l’heure, manière de préserver l’illusion de la pérennité dont tout un chacun a besoin pour continuer à avancer. González-Torres veut ainsi offrir au visiteur et à son amant la possibilité d’une forme de réappropriation, une victoire éphémère contre la finitude, comme s’il était possible de ranimer cet amour, de le maintenir en vie par-delà les fatalités. Pourtant, chaque remplacement de pile n’est qu’un bref répit, et l’intéressé n’a jamais caché qu’il avait bien conscience que, tôt ou tard, l’une des horloges cesserait de fonctionner pour de bon. Lui-même, épuisé par le chagrin, finit par s’éteindre en 1996, cinq ans après son compagnon, comme pour honorer ce pacte silencieux passé entre les deux cadrans.
Résistance
C’est en filigrane que l’ombre de ces horloges plane sur les lieux. Untitled (Perfect Lovers) ne fait en effet pas partie des 120 œuvres, issues de 80 artistes nationaux et internationaux, reprises au fil du parcours varié –peinture, sculpture, vidéo, film, installation multimédia…- qui compose la trame de l’exposition à Bozar Love Is Louder. Mais une pièce de Cerith Wyn Evans y fait explicitement allusion. Untitled (Perfect Lovers +1) (2008) réactualise le propos de González-Torres en ajoutant une troisième horloge. « L’artiste gallois fait évoluer la perspective d’une relation monogame à une relation étendue, potentiellement polyamoureuse. Cet ajout introduit un niveau d’ambiguïté supplémentaire et déstabilise l’image du couple traditionnel par la description métaphorique d’un trouple », commente la directrice des expositions Zoë Gray le temps d’une visite à travers le parcours en cours de montage.
Au-delà de cette occurrence, la case manquante que constitue l’œuvre de González-Torres se laisse deviner à tous les niveaux d’un propos structuré en trois parties. La première traite de l’intimité et de la romance; la deuxième aborde la parenté et l’amitié; et la troisième s’ouvre sur les notions de communauté et de solidarité. On ne peut s’empêcher d’y penser comme à un miroir, un rappel de l’amour perçu comme un acte de résistance. Felix González-Torres lui-même, en choisissant de ne pas donner un titre explicite à l’œuvre, ouvrait un espace pour que chacun puisse y projeter sa propre histoire, ses propres pertes, et peut-être sa propre victoire sur le temps.
Cette incitation à résister doit sans doute se comprendre comme la marque, tant attendue, de la nouvelle direction de Bozar, en particulier du CEO Christophe Slagmuylder, dont Love Is Louder porte indirectement la vision. De manière très homogène, la proposition fait écho à la récente conférence ayant réuni Édouard Louis, Geoffroy de Lagasnerie et Didier Eribon dans une salle Henry Le Bœuf pleine à craquer. Le propos? L’amitié, cette forme particulière d’amour, entendue elle aussi comme une possibilité de s’opposer, d’échapper aux déterminismes sociaux. Un programme en phase avec les aspirations transversales de Slagmuylder qui, dans une brochure présentant les temps forts de la saison 2024-2025, résumait son approche en ces termes: « J’envisage Bozar comme un lieu polyphonique au sein duquel des voix discordantes peuvent cohabiter, au sein duquel des voix qui ne disent pas toutes les mêmes choses parviennent à le dire ensemble. »
Plus fort que quoi?
En naviguant entre le personnel et le politique, en glissant de l’un vers l’autre, Love Is Louder rompt avec une vision hors sol de la culture. Ce n’est pas tout à fait un hasard si elle se dresse en marge de la monstration consacrée au duo Hans/Jean Arp et Sophie Taeuber-Arp. « En arrivant à Bozar il y a un an, je savais déjà que l’exposition Friends, Lovers, Partners était prévue, soit une proposition assez classique qui témoigne de la prédilection et de l’expertise de l’institution pour le modernisme. En parallèle, je réfléchissais à ce qu’on pourrait présenter pour montrer un autre élan artistique à l’œuvre. L’idée s’est cristallisée autour de l’amour, un thème à la fois universel et profondément personnel », explique Zoë Gray.
Chronologiquement, la proposition couvre une période ultérieure à la pratique du couple proche du surréalisme, comme s’il s’agissait d’une sorte de suite à une aventure formelle initiée par Arp et Taeuber-Arp. « J’ai choisi les années 60 comme point de départ parce que cette période marque le début du mouvement hippie avec le « Summer of Love » de 1967, une époque où l’amour était vu comme une force révolutionnaire, contre la guerre notamment. Il y a beaucoup de parallèles avec aujourd’hui: nous sommes dans une période de tensions et de conflits. La question est de savoir si l’amour peut réellement être une force de changement« , poursuit celle qui revendique l’envoi d’un message positif adressé au public. Toujours est-il que le titre un rien énigmatique est emprunté à une œuvre de Sam Durant, artiste multimédia nord-américain, reprenant le slogan d’un calicot brandi lors d’une manifestation. « La phrase affirme que l’amour est plus fort mais on n’ignore la suite de la proposition. Plus fort que la guerre? Plus fort que la perte? La réponse peut être différente pour chacun », note celle qui officiait précédemment au Wiels.
Quid de la sélection des artistes? « Nous avons travaillé en équipe pour réfléchir à des œuvres qui pourraient dialoguer les unes avec les autres et offrir une diversité de perspectives sur l’amour. Il était essentiel de donner une visibilité à des artistes moins connus tout en utilisant des œuvres d’artistes établis pour attirer le public. L’objectif était de construire un parcours riche en nuances pour exprimer toutes les facettes de l’amour car l’exposition cherche à montrer l’amour sous toutes ses formes, en tant que force de cohésion mais aussi comme élément complexe et parfois ambivalent. Il s’agit de dépasser les clichés de l’amour romantique pour explorer des amours multiples et pluriels, en tenant compte de leurs dimensions sociale et politique », résume Gray.
Sous tension
Love Is Louder s’ouvre sur un temps fort visuel: une imposante fresque (4,75 m de haut sur 17 m de long), sans doute la plus grande qu’a conçue le Belge Kasper Bosmans, et réalisée à partir de ses instructions. En dépit de la simplicité de sa trame synthétique, Belvédère & Boerenjongens (2024) aborde une question cruciale liée à la visibilité des sexualités: à quelle sorte d’amours permet-on d’être visible et dans quel contexte? Le tout se mâtine de références locales -des cerises qui renvoient à la commune de Schaerbeek où vit l’artiste- et de citations historiques -un belvédère du XVIe siècle situé dans les jardins royaux du château de Prague- caractéristiques d’une peinture mêlant les sources iconographiques.
La section « Intimité & Romance » qui introduit le propos aligne des grands noms de la création, de James Lee Byars à Bruce Nauman, en passant par Niki de Saint Phalle, Valie Export ou Louise Bourgeois. Loin de faire place à une vision édulcorée de la relation amoureuse, cette première partie cultive l’ambiguïté et la tension. Deux dimensions particulièrement palpable dans Couple (2002) de Louise Bourgeois. La sculpture en tissu, aluminium, verre et bois expose un duo textile flottant, des « soft sculptures », enlacées dans une étreinte serrée. Nus, les deux personnages sont, à bien y regarder, pendus par le cou. Même ambivalence pour ces deux pastels sur papier (2008) de Philippe Vandenberg qui se répondent. Le premier proclame « Un grand amour suffit« , ce à quoi le second réplique « Aucun grand amour ne suffit« . L’impression qui se dégage des multiples œuvres regroupées sous cet intitulé est une profonde intranquillité, le visiteur ne sachant jamais que penser exactement. Heureusement, quelques oasis ponctuent le parcours, ainsi de Claire et Cécile (2022-2023), huile sur toile signée par Nathanaëlle Herbelin. Figurant un couple dans l’intimité, la scène invite à la contemplation. Même impression de sérénité devant deux tableaux d’Everlyn Nicodemus nouant deux corps dans une harmonie de lignes tendres restituant une étreinte autobiographique. Sans oublier une série peinte sur panneau de bois que l’on doit à Joëlle Dubois. Cette artiste belge née en 1990 s’arrête sur les relations intimes d’aujourd’hui telles que les compliquent les nouvelles technologies.
Le chapitre deux, intitulé « Parenté & amitié », creuse les formes d’amour qui prévalent au sein de la famille biologique ou de celle qu’on se choisit. De nombreuses œuvres captent l’attention mais l’on retient tout particulièrement Mother’s (2019) d’Hippolyte Leibovici, un film qui plonge dans les coulisses d’une famille de drag queens officiant au Cabaret Mademoiselle de Bruxelles, autour de la célèbre figure de Maman. Filmés pendant le maquillage, forge de la métamorphose, les protagonistes ouvrent leur cœur sur des sujets comme la construction d’une identité, l’amour maternel et la mort. La section en question est également marquée par un percutant tableau d’Apolonia Sokol, Ship of Fools (2021), une composition illuminée par une armada de femmes puissantes, et deux clichés bouleversants de Lara Gasparotto narrant la persistante fugacité des amitiés adolescentes.
Enfin, « Communauté et solidarité » se penche sur l’expression de l’amour au sein de communautés déterminées ainsi que sur la question d’une société qui serait fondée sur l’amour. L’œil y passe de la légèreté -un très beau plexiglas pop signé Evelyne Axell, Joli mois de mai (1970)- à la gravité graphique de la AIDS Cross (1991-2021) de General Idea et à l’insoutenable dureté des dix images de la série Gilles and Gotscho (1991-1993) de Nan Goldin, tragique roman-photo narrant le bonheur, la maladie et la mort. Les horloges de Felix González-Torres ne sont jamais loin.
Love Is Louder**** Jusqu’au 05/01 à Bozar, à Bruxelles.
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