La Vie des animaux: l’expo qui nous relie à nos amies les bêtes

Lin May Saeed, Arrival of Animals (dedicated to E. Canetti), 2008 © Studio Lin May Saeed
Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

Nourrie aux « cultural studies », l’exposition La Vie des animaux, au M HKA d’Anvers, réexamine la relation trouble et asymétrique qui nous lie à la bestialité. 
Une proposition à l’inconfort salutaire.

Si l’on avait à résumer le droit de vie et de mort que les hommes se sont arrogés sur le règne animal, ce serait peut-être cette anecdote de 2017 que l’on convoquerait. Elle dit le « destin tragique de Mévy », tigreau femelle de 180 kilos abattu de trois balles dans les rues de Paris pour s’être comporté une seule et unique fois comme le fauve qu’elle était -c’est-à-dire avoir goûté à quelques heures de liberté. Pour son plus grand malheur ce félin de deux ans a vu le jour en captivité. Son quotidien? Passer du box de nuit d’un semi-remorque aux cages diurnes, dites de de « détente », du cirque Bormann Moreno simulant poussivement 
la nature -une flaque d’eau, un arbre déplumé et de la paille. Aux yeux des éthologues, une telle situation s’avère intenable, en ce qu’elle altère le comportement des bêtes sauvages qui se mettent alors à manifester des troubles obsessionnels compulsifs. Sans parler du dressage basé sur un rapport de force. « Pour qu’un tigre traverse un cercle de feu alors qu’il en a une peur atavique, il faut que la crainte de la punition soit plus grande que celle du feu« , rappelle Le Monde dans un article du 27 juillet 2018 sondant ce désolant fait divers. Analysant les faits, la journaliste Zineb Dryef entame un paragraphe en posant cette question révélatrice d’un nouveau regard sur l’animalité: « Quelle a été la vie de Mévy?« . Cette interrogation, à mille lieues du sensationnalisme que la presse accole volontiers au monde animal, confirme une société en pleine mutation. Cette dernière est désormais incapable de se satisfaire d’un rapport instrumental, validé par un cartésianisme ayant plus que jamais du plomb dans l’aile, à l’altérité animale.

Pas d’exception

Cela fait un moment que ce changement de paradigme, marqué par le refus de la réification, fait son chemin dans les consciences. Le philosophe Gilles Deleuze a contribué à ce réagencement, notamment à travers son éloge de la tique, insecte dont le monde resserré fascine. On l’ignore souvent mais aveugle et sourd, ce parasite ne réagit, dans l’immensité des signes de la forêt, qu’à trois stimuli: la luminosité, dont la quête le mène au bout d’une branche; l’odeur de l’acide butyrique, présent dans les poils de tous les mammifères, qui le fait se laisser tomber sur la fourrure d’une proie passant sous sa branche; et enfin la sensation de son rostre qu’il enfonce pour aspirer le sang. Aux États-Unis, cette « French Theory » a alimenté le mouvement des « cultural studies » qui produisent de nouveaux savoirs dans différents domaines tels que le genre, la réalité postcoloniale ou l’animalité. Transversales et subversives, ces « études culturelles » battent en brèche l’idée de « l’exceptionnalisme humain », ce concept qui voudrait que l’être humain soit distinct des autres organismes et séparé de son environnement. Soit une prédominance qui passe mal depuis que les sciences nous ont appris entre autres que les saumons pouvaient se laisser mourir de chagrin, que les chevaux se mettent en grève (ils l’ont fait entre autres dans les mines de charbon), que les rats se marrent (une installation sonore en témoigne au cœur de l’exposition) ou que les abeilles rechignent parfois à leur mise au travail forcé.

À travers La Vie des animaux, exposition dense et interpelante (jusqu’au 22/09 au M HKA, Anvers), la curatrice Joanna Zielinska signe une proposition montrant comment cette idée de repenser les relations que nous entretenons avec l’animalité infuse le travail des plasticiens post-­modernes. Dès la première salle, le visiteur en prend la mesure en découvrant l’œuvre de Lin May Saeed, artiste germano-­américaine disparue en 2023. Plusieurs sculptures, des dessins et des installations tracent les contours d’un monde dans lequel humains et animaux vivent en harmonie. Et quand ce n’est pas le cas, cette plasticienne qui utilise le polystyrène, l’acier, des déchets recyclés ou des matériaux de construction, figure une utopique grande libération des bêtes en captivité. En témoignent un imposant calicot composé de carton, de papier transparent et de lampes fluorescentes –The Liberation of Animals from Their Cages XVI (2014)- ainsi que la variation VI (2008-9), sur le même intitulé, représentant un activiste en train de sectionner une chaîne attachée à la patte d’un éléphant. Tout au long de la découverte de cette iconographie joyeuse, l’oreille est insidieusement vrillée par des gémissements formant une sorte de fond sonore indistinct. Les cris en question mènent tout droit vers la pièce la plus bouleversante de La Vie des animaux. On la doit à l’artiste grecque Janis Rafa. Il s’agit d’une suffocante vidéo d’un peu plus de quatre minutes. Le dispositif est simplissime. On voit un chien enfermé dans une voiture. Progressivement son image disparaît en raison de la buée que produit cet animal en train d’haleter, tandis que ses plaintes sont enregistrées depuis l’intérieur de l’habitacle. Waiting for the Time to Pass (2021) est insoutenable à proprement parler mettant en scène la détresse tangible du cabot qui n’a rien demandé au regard d’une libération qui ne vient jamais. Plus largement, cette chronique de la violence infligée aux animaux domestiques, ici par négligence et absence d’empathie, s’avère aussi une métaphore percutante de l’Anthropocène.

Janis Rafa, Waiting for the Time to Pass (2021). © DR

D’autres vidéos ponctuent un propos qui met dans l’inconfort -on en vient à se demander si le rapprochement entre humains et animaux est souhaitable. Parmi celles-ci, on se réjouit de revoir The Jungle Book Project (2002) de Pierre Bismuth, un piratage qui transforme le classique de Walt Disney en une sorte de tour de Babel animalière, en attribuant à chacun des personnages l’une des 19 langues tirées des différentes versions du film (Baloo parle hébreu, tandis que Mowgli s’exprime en espagnol…); ou encore un formidable documentaire de Jean Painlevé 
autour des Amours de la Pieuvre (1965) -à mi-chemin entre la science et l’art, cet ovni filmique, mis en musique par Pierre Henry et narré de façon épique par Roger Clairval, réussit par moment à soustraire « Madame des Étreintes« , comme elle est ici poétiquement surnommée, au regard anthropocentrique. Sans oublier, Infinite Kisses (2008) de Carolee Schneemann dans lequel la pionnière du body art livre une version ambiguë, sexuelle, du « chat à sa mémère », voire le travail graphique militant d’une Sue Coe, artiste ayant grandi, un détail très « Zone of Interest« , à côté d’un abattoir. On quitte les lieux en ressassant les paroles de la chanson de Gérard Manset à laquelle le titre de cet article est emprunté: « Animal, on est mal/Et si on ne se conduit pas bien/On revivra peut-être dans un peau d’un humain« .

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