Le festival Europalia célèbre l’Espagne. Son joyau incontournable est Luz y sombra, une exposition à Bozar qui dévoile Francisco Goya comme le pionnier éternellement rebelle du réalisme moderne.
L’exposition Luz y sombra: Goya et le réalisme espagnol, présentée dans le cadre du festival biennal Europalia et réunissant 200 œuvres à Bozar, met en lumière la dualité de Goya, son éternel balancement entre peintre de cour et conscience morale, entre portraitiste et pamphlétaire, entre luz et sombra. Ce faisant, elle montre comment Goya a ouvert la voie à d’autres artistes espagnols, d’hier et d’aujourd’hui.
Le parcours se divise en trois couleurs. Il débute par le bleu, qui renvoie au jeune Goya. On voit ici ses racines qui plongent dans le classicisme et le baroque: des scènes religieuses, une Pietà tout juste restaurée qui s’agenouille encore avec respect devant la tradition catholique et prouve combien Goya, lors de son voyage en Italie (en 1770), observa attentivement les maîtres de la Renaissance. Mais on découvre aussi les premiers signes de son ambiguïté, car, en parallèle, il dessine des majos et majas, des aristocrates qui se déguisent en prolétaires, comme c’était alors en vogue.
Le cliché selon lequel Goya aurait été un rustre paysan à peine lettré est, soit dit en passant, inexact. En réalité, Goya, né en 1746, a reçu dès ses 13 ans une solide formation auprès du peintre José Luzán y Martínez à Saragosse puis auprès de Francisco Bayeu à Madrid, où il s’est familiarisé avec le répertoire classique et baroque. Cette formation a posé le socle de sa capacité à mobiliser des formes traditionnelles tout en figurant l’ironie et le commentaire social.
Les salles suivantes sont jaunes et racontent le peintre de cour qui immortalisait les aristocrates, les flattant tout en les sapant subtilement. Comme s’il pensait: plus je les fais briller, plus je peux les mettre à nu. Goya peint leur pouvoir, mais sous les couches de satin et de soie s’insinue la dérision. Esprit libre en dialogue avec des responsables politiques et intellectuels, il était un libre penseur qui estimait que le peintre devait aussi démasquer, montrer la réalité telle qu’elle est. Ses portraits sont à la fois des lettres d’amour et lettres de doléance adressées au pouvoir. Que des souverains aient voulu le payer ne signifie pas qu’il oubliait leur hypocrisie. Il a eu des démêlés avec l’Inquisition espagnole et a vécu en partie en exil, tout en pouvant voyager aisément grâce à des amis influents dans les milieux intellectuels qui le protégeaient.
Dans les dernières salles, le violet domine, pour le vieux Goya sourd, d’abord retiré dans sa maison de campagne, puis à Bordeaux, où il meurt en 1828. Il devient ici le chroniqueur de la mort, l’église, l’arène et le carnaval étant les lieux où elle se célèbre. Dans la série La Tauromaquia, suite d’eaux-fortes de 1815 et 1816 représentant des corridas, il montre l’arène non comme un triomphe du courage viril, mais comme un cirque de sang et d’absurdité. C’est ce Goya qui inspira à Pablo Picasso sa propre Tauromaquia, dont plusieurs pièces sont ici mises en dialogue avec celles de Goya. Les mêmes images poussèrent l’expressionniste abstrait Antonio Saura, dans son style expressif quasi hallucinatoire, à mettre en scène des crânes torsadés et des crucifix.
Albert Serra, réalisateur des films La Mort de Louis XIV et Pacifiction, a réalisé spécialement à la demande d’Europalia, en hommage à Goya, une installation vidéo dans laquelle l’arène devient un rituel sans fin, dépouillé de toute héroïsation. On peut voir le film, sorte de prolongement de son envoûtant documentaire Tardes de soledad (2023), dans une petite salle près de la sortie.
Goya a documenté les contrastes absurdes de la vie sans chercher à les sublimer. Il a vécu une époque de crise, de transformation et de changements de paradigme, qu’il a dénoncés sans fard dans son art. Il fut peintre de cour et révolutionnaire, flatteur et destructeur à la fois. Ses estampes, dont des dizaines figurent dans l’exposition, en sont la clé. Dans Los caprichos, estampes satiriques publiées en 1799, il s’attaque à l’hypocrisie de l’Eglise et de l’Etat avec une ironie qui, aujourd’hui, tient davantage du cartoon ou du mème que de l’art «noble».
Ce n’est pas un hasard si les historiens de l’art le qualifient de premier véritable artiste moderne. «De Goya, j’admire la manière dont il s’est libéré par l’expérimentation de son époque et dont il a démasqué l’être humain dans ses petits travers», a déclaré Michaël Borremans. Le peintre contemporain belge découvrit adolescent les Caprichos lorsqu’ils furent montrés à Bruxelles, lors d’Europalia 85 España, et décida alors qu’il devait lui aussi devenir artiste. Le maître moderniste Pablo Picasso trouva en Goya son «miroir espagnol», l’expressionniste abstrait Antonio Saura y trouva son obscurité, et d’innombrables artistes contemporains y virent leur ancêtre cynique, mais jamais dépourvu d’empathie, qui leur apprit que l’observation aiguë et la liberté personnelle priment sur les conventions.
Humorismo
N’attendez cependant pas un best of à Bruxelles. Pas de Tres de Mayo, cette toile monumentale où des Madrilènes désespérés sont fusillés par les troupes de Napoléon Bonaparte. Pas de Saturne dévorant un de ses fils, peut-être la plus terrifiante de ses «Peintures noires». Pas de Maja nue au regard provocateur.
Ceux qui viendront à Bozar en espérant voir ces œuvres majeures repartiront sans doute en maugréant «Que rollo!» Car cette exposition traite tout autant de l’œuvre de Goya que de l’impact qu’il a eu sur ses compatriotes, des films socio-critiques de Luis Buñuel à l’abstraction de Jorge Oteiza, jusqu’au pop art satirique d’Eduardo Arroyo. Et de la manière dont Goya a contribué à façonner et à déformer le concept d’«Espagne», sa tradition et sa rébellion.
Quiconque regarde ses gravures, ses Caprichos, ses Disparates et ses Desastres de la guerra voit combien Goya demeure actuel: brut, ironique, ambigu. Elles s’inscrivent dans la tradition de la satire espagnole, dans l’humorismo que l’écrivain Ramón Gómez de la Serna a jadis défini comme le noyau de l’âme espagnole: l’aptitude à affronter la misère par le sarcasme plutôt que par l’édification moralisatrice.
Cela rend Goya plus pertinent que jamais. A une époque où fake news, propagande et spectacles politiques se bousculent, le peintre espagnol montre comment une image peut à la fois travestir et démasquer la vérité. Il a peint la folie de son temps, la Révolution française, les guerres de Napoléon, les colonies qui s’éloignaient toujours davantage de l’empire espagnol, comme nous parcourons aujourd’hui la nôtre en scrollant. Non pour rassurer, mais pour fixer ce qui disparaîtrait autrement aussitôt.
Ses fantômes et ses monstres, ses prostituées et ses fous, ses matadors et ses magistrats sont les nôtres, sa satire notre talk-show, ses eaux-fortes nos mèmes. Goya n’appartient pas au passé, il est un miroir qui refuse de vieillir. Luz y sombra montre qu’il n’a jamais choisi entre lumière et obscurité, mais qu’il nous a servi les deux à la fois, et que nous, 200 ans plus tard, luttons toujours avec les mêmes ombres. Mucha fuerza!
■ Luz y sombra. Goya et le réalisme espagnol. Jusqu’au 11 janvier 2026 à Bozar, à Bruxelles.
Le mejor d’Europalia España
Cristina Garrido. The White Cube Is Never Empty
Du 14 décembre au 10 mai au Musée des arts contemporains du Grand-Hornu (Macs).
Première monographie de Cristina Garrido en Belgique, cette expo interroge les mécanismes culturels, institutionnels et numériques qui définissent l’art contemporain. A travers une décennie d’œuvres et une installation in situ fondée sur l’anamorphose, l’artiste espagnole explore l’influence des réseaux sociaux et le rôle du musée dans la construction de l’histoire de l’art.
Marie de Hongrie. Art & pouvoir à la Renaissance
Du 22 novembre au 10 mai au Musée royal de Mariemont.
L’événement retrace l’influence politique et artistique de la gouvernante des Pays-Bas, sœur de Charles Quint. Tableaux de Titien, sculptures de Jacques Du Brœucq et œuvres de Brueghel dialoguent avec les installations immersives du projet européen MARY4ALL, éclairant la stratégie d’une femme de pouvoir qui marqua la Renaissance.
Israel et Mohamed
Israel et Mohamed
Du 26 au 30 novembre au Théâtre national, à Bruxelles.
Mohamed El Khatib et Israel Galvan, Maroc et Espagne, Méditerranée entre les deux, mots pour l’un, corps pour l’autre, foot et lien conflictuel au père en commun. Leur Israel et Mohamed est une mise à niveau des héritages, un retour sur le passé pour passer au futur. Deux autels, deux histoires, l’humour et quelque éléments biographiques, des objets qui racontent des morceaux de vie. Un spectacle entre sourires, amours, rages, beautés et complicité.
Dämon, El funeral de Bergman
Les 28 et 29 novembre au Théâtre de Liège.
Reine de la provocation, classieuse pornographe de l’âme, récemment récompensée par le Premio Nacional de Teatro 2025 décerné par le ministère de la Culture espagnol, Angélica Liddell est actrice, autrice, performeuse, chorégraphe, metteuse en scène, femme forte et multiple. Son DÄMON, El Funeral de Bergman, qui ouvrait Avignon 2024 en cour d’honneur, est un long monologue habité, en noir et rouge, à l’esthétique sobrement trash, qui dit la mort, le sexe et la critique de la critique. Un coup de poing déconseillé au moins de 16 ans.
5 días. Flamenco antes y después del flamenco
Du 26 au 30 novembre dans différents lieux à Bruxelles.
5 días brise tous les clichés liés au flamenco. Pedro G. Romero –artiste, commissaire, passionné de flamenco– trace pendant cinq jours un parcours à travers Bruxelles avec de la musique du XVIe siècle et du noise électronique, avec de nouvelles chorégraphies et la forme originelle du flamenco, avec des films, des conférences et des interventions dans la ville.
Cinéma
Du 8 octobre au 1er février dans divers lieux.
Le cinéma espagnol ne se limite pas à Pedro Almodóvar. Europalia propose des films qui reflètent les bouleversements sociaux et politiques depuis 1975. De l’espoir post-Franco aux incertitudes contemporaines: Dreams of the Future à la Cinematek met en dialogue des périodes clés. Ailleurs, on retrouve des avant-premières, des rétrospectives et des ateliers qui esquissent un riche portrait de la culture cinématographique espagnole contemporaine.
Pick-Up Club
Les 5 et 6 décembre à La Raffinerie, à Bruxelles.
Mercedes Dassy présentait en septembre dernier son Deepstaria Bienvenue à la Biennale de Lyon, en re-création. Un travail «dans l’urgence», qui a ouvert la voie à d’autres collaborations en carte blanche et dans la rencontre. Telle celle avec la chanteuse Adelaida, qui prendra place au Pick Up Club, série de quatre duos mis en scène par Louise Vanneste, créés entre artistes belges et espagnols dans le cadre d’Europalia España, sous l’impulse de Charleroi Danse.
Patricia Urquiola: Meta-morphosa
Du 14 décembre au 26 avril au Centre d’innovation et de design (CID), au Grand-Hornu.
Connue pour son travail foisonnant mêlant couleur, matière et expérimentation, Urquiola sonde ici les mutations esthétiques et culturelles provoquées par les bouleversements contemporains. Objets, meubles et projets de recherche s’y croisent dans une plongée sensorielle qui interroge notre rapport au changement.
Resistance. The Power of the Image
Du 29 novembre au 8 mars au SMAK, à Gand.
Resistance examine comment les images diffusent, critiquent et mobilisent des idées dans la lutte pour la démocratie. L’exposition met en lumière deux moments clés: la résistance contre la dictature de Francisco Franco dans les années 1970 et des formes récentes de protestation, comme celle des Indignados en Espagne en 2011. Les œuvres redéfinissent ce que signifie la démocratie, mettent en évidence les obstacles et les besoins, et offrent un miroir critique de l’identité sociétale. Avec des œuvres de Carlos Aires, Colita, Daniel G. Andújar, entre autres.