Éloge de la bêtise dans l’art: “Elle peut s’avérer une stratégie de résistance à l’ordre de représentations dominantes”
Depuis la fin des années 80, la bêtise n’a cessé d’étendre son empire sur les pratiques artistiques contemporaines. Dans La Gloire de la bêtise, un ouvrage récemment publié, Morgan Labar en explore les formes et les enjeux, entre superficialité assumée et régression revendiquée.
Directeur de l’École supérieure d’art d’Avignon depuis 2021, cet historien de l’art questionne la légitimité de la bêtise, de ce phénomène dans l’art et sa persistance à l’heure des bouleversements écologiques et sociétaux. Il revient sur les mécanismes de légitimation de cette esthétique, les figures qui l’incarnent -de Jeff Koons à Paul McCarthy- et les résistances critiques qu’elle suscite.
Autrefois marginale, la bêtise est selon votre ouvrage devenue une esthétique dominante dans les pratiques artistiques contemporaines depuis la fin des années 80. De quoi cela est-il le signe?
Cela signale plusieurs choses différentes. D’abord, une reconfiguration de notre rapport à l’art: on peut désormais, comme artiste, être bête (faire l’imbécile) et n’être que ça (ne faire que ça). La bêtise comme pratique artistique est progressivement devenue légitime, reconnue, louée, prisée. Ensuite, cela signale une évolution dans les imaginaires: la triade de l’altérité moderne que représentaient l’enfant, le fou et le primitif, figures qui servaient à fuir l’aliénation du monde moderne, a été remplacée par la figure de l’adolescent attardé -resté trop longtemps dans l’âge bête. Ce qui nous amène au dernier point: le succès culturel de la bêtise, aussi bien au cinéma et à la télévision que dans les mondes de l’art contemporain, est le signe d’une reconfiguration de notre rapport à l’idée de maturité adulte. On retarde le moment d’entrer dans l’âge des responsabilités sociales. C’est une conséquence directe de la montée en puissance de l’anxiété face à l’avenir engendrée notamment, comme l’ont très bien montré les sociologues Luc Boltanski et Ève Chiapello, par l’érection de la « flexibilité » en norme managériale, professionnelle et même éthique du capitalisme néolibéral.
Pour bien vous suivre, quelles sont les manifestations les plus marquantes de la bêtise dans l’art depuis les années 90?
Pour reprendre les deux termes qui sous-titrent l’ouvrage, les œuvres de Jeff Koons seraient la manifestation la plus marquante de la tendance à la superficialité (ses « balloon dogs » sont lisses et ne renverraient, selon l’artiste, qu’au plaisir enfantin pris à leur contemplation). Et celles de Paul McCarthy, une des manifestations de la tendance à la régression. De manière concomitante, la première se déploie dans des productions culturelles comme Alerte à Malibu ou Melrose Place, où la psychologie des personnages est pour le moins sommaire, quand la seconde s’illustre au cinéma dans des succès comme Dumb & Dumber ou à la télévision avec le dessin animé Beavis and Butt-Head ou la série Jackass.
Parmi les figures qui légitiment cette bêtise, on retrouve celle de François Pinault. Qu’est-ce qu’un capitaine d’industrie comme lui gagne à associer son image avec la bêtise en art? Est-ce une façon de s’inventer d’avant-garde, par exemple par rapport à un Bernard Arnault dont les choix apparaissent comme plus classique ?
Ce serait trop simpliste de réduire ces grands collectionneurs à cela. Mais on peut tout de même affirmer que mettre en avant, comme quasi-emblèmes d’une collection, le pape Jean-Paul II écrasé par une météorite (Cattelan), un ours et un lapin en peluche géants copulant sur un rocher (McCarthy), un adolescent se masturbant et faisant jaillir un lasso de sperme lui couronnant la tête (Murakami), participe de la construction d’une image publique de collectionneur frayant avec les limites du bon goût et ne craignant pas les polémiques. Quelques collectionneurs prescripteurs, comme Pinault, ou avant lui Dakis Joannou, ont contribué à la légitimation, puis à la muséification de cette tendance à la bêtise délibérée.
Peut-on voir dans l’art bête une intelligence particulière dans sa manière de subvertir les attentes culturelles et sociétales?
Dans certaines formes d’art bête, oui absolument! La bêtise peut s’avérer une stratégie de résistance à l’ordre de représentations dominantes. Paul McCarthy montre l’envers sombre, cauchemardesque, du rêve américain; Kippenberger réduit les velléités donquichottistes d’une partie de l’avant-garde (politique comme artistique) à d’absurdes slogans, voire à des balbutiements; Pope.L questionne le racisme structurel étatsunien par ses performances dans l’espace public; Gelitin offre des alternatives concrètes au modèle capitaliste et hétéropatriarcal en créant des mondes antiproductivistes où les érections masculines sont dévirilisées, etc. Dans son ouvrage The Queer Art of Failure, Jack Halberstam a très bien montré comment la bêtise queer pouvait être une stratégie de résistance à l’idéologie du succès et de la (re)production: « d’abord, résister à la maîtrise; ensuite, privilégier la naïveté et l’absurdité (la stupidité)« .
À l’heure où les préoccupations écologiques et sociétales occupent une place grandissante, la bêtise artistique conserve-t-elle une pertinence dans l’art contemporain ou apparaît-elle déjà comme un phénomène du passé ?
Des pratiques faisant le choix de la bêtise, qu’il s’agisse de stratégies critiques ou de spectacles complaisants, existeront toujours, comme elles ont toujours existé. Mais la période d’hégémonie, l’époque de la gloire de la bêtise, semble passée: la légitimation a déjà été opérée. Et l’éco-anxiété ou bien la géopolitique actuelle laissent moins d’espace pour la bêtise plus divertissante qui a dominé les années 2000.
Il semblerait que cette bêtise artistique soit davantage le fait d’hommes que de femmes, pourquoi?
C’est un point important. Dans l’ouvrage, j’ai privilégié l’étude de l’histoire d’une hégémonie -c’est un travail d’historien nécessaire que de comprendre et de nommer, rétrospectivement, les tendances qui ont dominé une époque. J’ai donc délibérément peu parlé des artistes femmes, qui étaient minoritaires dans le corpus de ma thèse. J’ai voulu en quelque sorte faire une démonstration du propos par l’absence. Car si la bêtise n’est pas l’apanage exclusif des groupes dominants, y recourir reste un privilège. Dans un monde structuré par des rapports de pouvoir fondés sur la classe, la race, le genre et la sexualité, la bêtise se pratique plus librement quand on n’a pas à prouver sa légitimité sociale.
Morgan Labar
1987 Naissance dans une famille de professeurs d’EPS
2008 Entrée à l’École normale supérieure
2018 Doctorat en histoire de l’art contemporain (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne)
2021 Devient le plus jeune directeur d’école d’art de France (École supérieure d’art d’Avignon)
2024 Décide de mettre un lapin rose géant en couverture de son livre La Gloire de la bêtise (Les presses du réel)
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