Derrière les grands peintres, cherchez les femmes d’artistes
Après un long séjour au purgatoire de la création, les destins redécouverts des femmes d’artistes écrivent en filigranes une salutaire et résiliente contre-histoire de l’art.
L’histoire de l’art est-elle un champ de bataille jonché de corps féminins dépossédés, de talents bridés et de guerrières inconnues? Plus notre connaissance des soubassements de la création plastique s’élargit, plus cette hypothèse s’impose. Ce sont les années 70, nourries au féminisme et aux gender studies, qui ont été les premières à dessiller les yeux sur les contours de « boys’club » caractérisant l’art occidental: une pratique par et pour les mâles. Les femmes? Dans cette galerie de portraits peuplée de « génies », elles sont assignées à faire de la figuration. On attend d’elles qu’elles incarnent les seconds rôles avec conviction, que ce soit la muse, le modèle ou le soutien indéfectible. Est-ce vrai partout et tout le temps? Non, bien sûr. Certaines ont réussi à inscrire malgré tout leur nom au frontispice du temple des arts plastiques. On pense à Élisabeth Vigée Le Brun (1755-1842) ou à la Suissesse Angelica Kauffmann (1741-1807) dont les œuvres ont été respectivement révélées au grand public par des institutions telles que le Grand Palais à Paris ou la Royal Academy de Londres. Dans les nombreux ouvrages qu’elle a consacrés à ce sujet, l’historienne de l’art féministe Frances Borzello n’a jamais caché que les sociétés patriarcales ne manquaient pas de faire place à une « femme d’exception » par génération, à la manière d’un arbre cachant la forêt. Cet hapax dissimule en réalité l’absence, ou la quasi-absence, de possibilités d’accession au métier pour les aspirantes artistes, du Moyen Âge à l’époque moderne. En cause, un parcours verrouillé -les écoles d’art ne leur sont pas ouvertes, une situation qui ne changera qu’à la fin du XIXe siècle sans tout solutionner pour autant-, une liberté de mouvement restreinte, ainsi que des préjugés sociaux solidement ancrés. Il est attendu d’une femme qu’elle reste à sa place, qu’elle n’attire surtout pas l’attention. Or, créer, c’est tout le contraire, c’est sortir du lot et vivre en dehors des normes sociales.
Stratégies de survie
Cette assignation au silence pictural -voire à la peinture d’agrément, cette sorte de coloriage mondain encouragé dans les familles aristocratiques- va se craqueler au fil du temps. Il arrive que celles qui ont entrevu la magie du trait et des couleurs -ce peut être des filles de peintres qui ont goûté à l’atmosphère de l’atelier depuis leur enfance-, ne peuvent se résigner. Difficile de trouver les traces concrètes de cette histoire passée sous silence, voire considérée comme insignifiante. Certains tableaux portent les stigmates des stratégies déployées. On pense à cet emblématique autoportrait (1550) de Sofonisba Anguissola (circa 1532-1625) qui contourne les règles en cours en se représentant elle-même peinte par son maître Bernardino Campi. Le tout pour un double portrait rusé: tout en flattant l’ego de Campi, c’est bien une image d’elle-même, et réalisée par elle-même, qui occupe les deux tiers du tableau. Plus ténues sont les natures mortes, un genre considéré comme mineur et donc plus facilement jeté en pâture à une femme, de l’Anversoise Clara Peeters (1594-1636), ponctuées d’objets dans les reflets desquels sont régulièrement inscrits de minuscules autoportraits. On lutte contre l’invisibilisation comme on peut.
Une autre voie d’accès aux mystères de la création est plus indirecte, plus hasardeuse et sans doute encore plus difficile à documenter: le mariage. Il permet une immersion au cœur du processus créatif. Parfois, ces unions représentent l’unique moyen d’accès à un monde intellectuel et artistique vibrant auquel les femmes n’auraient pas eu accès autrement. L’union en question peut catalyser un talent ou un regard particulier, même si celui-ci reste souvent tu. Certaines trouvent dans cette proximité l’opportunité de nourrir leur propre créativité, voire de récolter une reconnaissance sociale, un statut particulier au sein d’un cercle élitiste et inspirant. Il reste que cette partition matrimoniale n’est pas sans risques. Dans Seeing Ourselves: Women’s Self-Portraits, un livre autour de l’autoportrait au féminin, Frances Borzello le montre à grand renfort d’exemples dont il subsiste miraculeusement des traces. Ainsi d’une artiste pleine de talent telle que Maria Cosway (1760-1838) ayant été empêchée de déployer son œuvre par son mari Richard Cosway (1742-1821), un miniaturiste en vue ayant entre autres exécuté des commandes pour le Prince de Galles. De Maria Cosway, on retient un très significatif Autoportrait aux bras croisés (1787) reflétant sa situation d’impuissance face aux contraintes maritales. Ces dernières sont explicitement formulées dans son journal intime, qui stipule son désarroi devant le refus de son conjoint. « Laissée à moi-même, je me perds« , note-elle en substance. « Des artistes prometteuses invisibilisées par leur mari, il y en a une louchée dans l’Histoire de l’art, commente Julie Beauzac dans son remarquable podcast Vénus s’épilait-elle la chatte? Ce n’est pas parce qu’elles avaient moins de talent. Dans l’immense majorité des cas, c’est parce que les couples d’artistes n’échappent pas aux normes hétérosexuelles dans lesquelles les hommes s’occupent des « grandes choses qui sont importantes » et les femmes du travail de « care » invisible et gratuit qui prend énormément de temps et d’énergie. C’est de cela que parle l’affreux proverbe « Derrière chaque grand homme se cache une femme« . C’est une façon pernicieuse de valoriser le fait que la vie des femmes s’efface pour laisser place au travail de leur mec comme si c’était le plus grand des accomplissements. »
En multipliant les recherches et les propositions curatoriales sur les destins artistiques féminins restés dans l’ombre, l’époque éclaire ces situations personnelles à la façon d’un subtile nuancier, allant du pire au plus fusionnel. Le pire? Il en a été beaucoup question ces derniers temps à travers la figure repoussante de Pablo Picasso (1881-1973), mâle alpha au somment du marché de l’art mondial. Les différentes femmes de sa vie -d’Olga Khokhlova à Jacqueline Roque- ont subi l’emprise de ce minotaure sans foi, ni loi. Trop longue à énumérer, la liste de ses méfaits confirme une personnalité de pervers narcissique dont Françoise Gilot, qui a dû s’exiler aux États-Unis pour poursuivre sa carrière, raconte l’infinie bassesse dans Vivre avec Picasso, un ouvrage de 1964. Sa lecture est édifiante. On y apprend qu’il lui interdisait de peindre quand il n’était pas là, qu’il dévalorisait régulièrement son travail ou qu’il prenait un malin plaisir à la comparer à Dora Maar (dont il faudrait un jour que la contribution à Guernica soit réexaminée à sa juste valeur). Heureusement, il existe d’autres typologies de couples d’artistes. En ce moment, l’agence Tempora consacre, au Musée Maillol à Paris, une grande rétrospective, la première du genre à Nadia Khodossievitch-Léger (1904-1982), la femme de Fernand Léger. Présentée comme « une femme d’avant-garde« , l’artiste s’y voit tressé une couronne de lauriers ambiguë.
Certes, ses capacités sont louées mais en permanence mises au regard d’un mari présenté comme un génie absolu à l’ombre duquel il est difficile de se faire une place. Le narratif ne manque pas de sel quand on sait l’énergie que Nadia Léger a mis, mettant sa carrière personnelle en pause et supervisant de main de maître l’érection de musées dédiés à son mari, à ce que la réputation de Léger traverse le temps (notamment après la guerre, moment où elle a pesé de toute son influence de résistante, auprès des marchands d’art, pour redorer le blason d’un mari exilé à New York entre 1940 et 1945) . Enfin, il faut également pointer des duos qui se complètent parfaitement, que ce soit dans le travail ou dans la vie. Jusqu’au 19 janvier prochain, Bozar souligne la fusion qui opère dans la cellule formée par Jean Arp et Sophie Taeuber-Arp. À la fin des années 1930, le tandem créé des œuvres « duos », comme Sculpture conjugale (1937), dans laquelle il est impossible de dire qui a fait quoi.
Nadia Léger, Une femme d’avant-garde, Musée Maillol, jusqu’au 23/03.
Un homme et une femme
Charlotte Berend et Lovis Corinth
Difficile de trouver tableau plus caricatural que celui, peint par Lovis Corinth (1858-1925), représentant l’artiste comme ivre de pouvoir, le sein de son modèle et un verre de champagne en main. La muse en question est Charlotte Berend (1880-1967), sa future femme. Il est intéressant de constater la pudeur et la délicatesse avec lesquelles cette artiste ayant appartenu au mouvement de la Sécession berlinoise se peindra elle-même par la suite.
© DR
Martine Franck et Henri Cartier-Bresson
Martine Franck, photographe belge de renom, a su tracer une carrière distincte malgré son mariage avec Henri Cartier-Bresson, figure emblématique de la photographie. En 1970, elle annule une exposition à l’Institute of Contemporary Arts de Londres parce que les invitations mentionnent la présence de Cartier-Bresson, ce qui était susceptible de suggérer une dépendance professionnelle.
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Sonia Delaunay et Robert Delaunay
Sonia Delaunay, pionnière de l’art abstrait, est aujourd’hui reconnue comme une figure majeure, bien qu’elle ait souvent été reléguée dans l’ombre de son mari, Robert Delaunay, durant leur vie. Avec le temps, son travail sur la couleur et ses explorations dans le design et la mode lui ont permis de s’imposer comme une artiste influente à part entière.
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Marina Abramović et Ulay
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Marina Abramović a tracé sa propre voie au-delà de sa collaboration marquante avec Ulay. Leur séparation en 1988 lui a permis d’affirmer un style distinct, et ses performances radicales, comme The Artist is Present, l’ont propulsée sur la scène mondiale. Son succès éclatant a éclipsé celui d’Ulay, ancrant son nom comme l’une des figures majeures de l’art contemporain, tandis qu’il est resté davantage dans l’ombre.
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