Brussels Queer Graphics: histoire visuelle d’un combat pour les droits LGBTQI+
Avec Brussels Queer Graphics, le Design Museum retrace 70 années d’activisme visuel au sein des communautés LGBTQI+. Une exposition passionnante sur le pouvoir des arts graphiques.
Un simple morceau de carton blanc. Il stipule: “Autonomies lesbiennes, nos désirs font désordres dans un monde patriarcal misogyne!!” Tracées à la main en bleu et en rouge, les lettres, que soulignent des flèches, des symboles féminins et une série de traits obliques furieux, portent la marque d’une inextinguible colère. Fragile et précieux, le document est exposé dans une vitrine, comme le serait une relique d’archéologie. Il mentionne une date, 2016, ainsi que le nom de l’autrice de cette pancarte vibrante, Anne Tonglet. Rien d’anodin dans cette signature. En 1974, à Morgiou, une calanque non loin de Marseille, deux vacancières belges -Anne Tonglet et sa compagne Araceli Castellano- sont violées et battues dans des circonstances effroyables. Les auteurs? Trois hommes -Serge Petrilli, Guy Roger et Albert Mouglalis- aussi violents que lesbophobes. Le procès qui s’ensuivra, auquel participera Gisèle Halimi en tant qu’avocate des victimes, restera dans l’Histoire comme celui qui a inscrit le viol comme crime dans la loi française.
Quand on interroge Aline Baudet, une professeure d’Histoire du design graphique à La Cambre qui a été sollicitée pour apporter son expertise à Brussels Queer Graphics, à propos des documents les plus significatifs de l’exposition, c’est ce rectangle artisanal qu’elle désigne d’emblée. “Le fait d’écrire quelque chose à la main sous l’effet de la colère, de la souffrance et de l’indignation est d’une puissance totale. Il s’agit d’une sorte de graphisme de l’urgence qui remet le corps au centre de l’expression à une époque vouée aux impressions numériques et à l’image digitale”, confie-t-elle. L’intéressée de poursuivre: “ça fait dix ans que j’ai eu la révélation de l’importance de s’intéresser à la militance dans le domaine du langage visuel. J’ai eu cette épiphanie en découvrant les éventails des suffragettes qui montrent comment un objet du quotidien peut acquérir une dimension politique. En tant que professeure, il est essentiel de conscientiser les futurs professionnels de la communication à cette dimension politique du design graphique.” Plus loin, elle s’arrête sur une affiche réalisée à la machine à écrire qui dégage une puissance d’expression similaire. Cette feuille A4, dont la réalisation a dû nécessiter une patience de bénédictin, porte la signature du Groupe de Libération des Homosexuels, une association née dans le giron de l’ULB au milieu des années 70. Ici, pas de vibration particulière mais un soin infini qui en dit long sur la compréhension des enjeux de visibilité.
Vues minuscules
Articulé en cinq thématiques (fabriquer, subvertir, (se) reconnaître, révéler, informer), Brussels Queer Graphics n’a rien d’un événement tape-à-l’œil. Au contraire, c’est à travers un corpus modeste, délicat et partiel -pin’s, fanzines, t-shirts, flyers, préservatifs, tracts, affiches de soirée, cartes de membre, voire des objets anodins, tel un peigne au logo du Capricorne, un “bar dancing” gay, en forme de signes d’appartenance lisibles par les personnes informées- que le propos dense et touchant invite le visiteur à découvrir les stratégies des communautés LGBTQI+ bruxelloises, mises en place depuis le début des années 50, pour se rendre visibles dans l’espace public. S’appuyant sur une volonté renouvelée de considérer le design graphique comme champ à part entière du design et sur deux éléments circonstanciés -les 70 ans de la création du Centre Culturel Belge, premier groupement homosexuel en Belgique et les 20 ans de l’ouverture du mariage civil aux couples du même sexe-, l’exposition a eu la bonne idée de miser sur une collaboration avec le monde académique.
Outre Aline Baudet, l’équipe du musée a pu compter sur les savoirs de Valérie Piette, professeur d’Histoire contemporaine, David Paternotte, professeur en sociologie, et plusieurs chercheurs de l’équipe de STRIGES, la Structure de recherche interdisciplinaire sur l’égalité, le genre et la sexualité de l’ULB. Le tout se regarde minutieusement. Ainsi que le pointe Aline Baudet, il est possible d’identifier différentes strates historiques caractérisant une grammaire visuelle gagnée à la visibilité et à la défense de principes, d’identités et de valeurs partagées. La donne de ces enjeux est compliquée par l’interférence des structures dominantes. “Les innovations technologiques comme la photocopieuse et par la suite l’outil informatique vont rigidifier cette communication. C’est à ce même moment que les pouvoirs publics prennent conscience de l’urgence de lutter contre le virus du sida. Différentes pièces montrent l’arrivée de cette manne dans le réseau masculin, la partie lesbienne est alors marginalisée davantage. Il reste que chaque typologie de communication possède ses forces et ses faiblesses. L’utilisation des photographies, par exemple, a le désavantage d’être frontale, un dessin introduit davantage d’humour et d’émotion, mais il est évident que le caractère plus cru d’une image photographique peut se révéler utile dans le contexte d’une société hypocrite qui préfère voiler ce qu’elle ne souhaite pas voir”, constate l’enseignante. Autre axe fort: le détournement d’images consacrées de la culture populaire, ainsi de cette Fabiola, la reine, traitée à la Andy Warhol en guise d’invitation à un “Holebi tea dance”. Complété par un remarquable catalogue paru aux éditions CFC, tout le parcours -il a beau être réduit, il nécessite une heure et demie de visite si l’on veut bien s’imprégner des enjeux qui scintillent à travers des occurrences dont on prend conscience qu’il est miraculeux de les avoir devant les yeux en raison de leur caractère ténu- est traversé par une opposition montrer/cacher révélant l’antagonisme essentiel entre un légitime désir d’affirmation et un corps social réticent maniant une discrimination tantôt symbolique, tantôt brutale.
Brussels Queer Graphics, au Design Museum, Bruxelles. Jusqu’au 05/11. www.designmuseum.brussels
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