Concert - Lacan, l'exposition
Date - Jusqu'au 27/05
Salle - Au Centre Pompidou-Metz
Figure intellectuelle atypique, Jacques Lacan plaçait l’art avant la psychanalyse. Au fil d’un parcours structuré comme un inconscient, le Centre Pompidou-Metz lui consacre une exposition magistrale.
“La mort… est du domaine de la foi. Vous avez bien raison de croire que vous allez mourir, bien sûr. Ça vous soutient. Si vous n’y croyiez pas, est-ce que vous pourriez supporter la vie que vous avez? Si on n’était pas solidement appuyé sur cette certitude que ça finira… est-ce que vous pourriez supporter cette histoire?” Il faut imaginer ces quelques phrases déclamées dans la plus grande solennité, une sorte de maniérisme oratoire entrecoupé de longs silences, d’inflexions de voix pouvant aller jusqu’à la vocifération, et de gestes emphatiques. Le moins que l’on puisse dire, c’est que Jacques Lacan (1901-1981) savait fasciner un auditoire, ménager les effets de surprise.
À l’instar d’un Gilles Deleuze qui soutenait que l’alcoolique cherchait le dernier verre plutôt que le premier ou qu’au moment d’entamer une composition un peintre luttait avec une toile surchargée plutôt que blanche, Lacan n’a pas son pareil pour inverser les perspectives. Passé maître dans l’art de ce type de renversements, ce psychiatre devenu psychanalyste se rattache à la tradition des penseurs ayant rompu avec le conformisme intellectuel d’une époque. On pense à Spinoza, Nietzsche, Marx et bien sûr Freud. De ce dernier, il reprend les piliers, notamment cette idée que “l’homme n’est pas maître chez lui”, comprendre que l’individu est habité par un fond pulsionnel, étanche aux normes sociales, qu’il ne domine pas et qui l’empêche d’être en pleine possession de ses moyens. Ce sujet boiteux, fendu par l’inconscient ou “barré” pour reprendre la terminologie consacrée, Lacan en souligne la complexité en montrant à quel point il est façonné par un langage dans lequel il baigne avant même de voir le jour. Cette importance accordée au verbe, perçu comme un obstacle entre l’homme et le monde, n’est pas le seul élément qui le différencie du père de la psychanalyse.
Entre les mains du praticien du 5 rue de Lille -l’adresse de son cabinet parisien où ont défilé des milliers de personnes-, la psychanalyse se découvre des contours loin de la sphère médicale. Il est ici moins question de bien-être et d’adaptation à la vie en société que de mettre au jour la vérité profonde d’un individu indissociablement rivée au tragique de la condition humaine. “Donner des repères plutôt que des remèdes”, comme l’explique le guide du visiteur de l’exposition que lui consacre le Centre Pompidou-Metz (jusqu’au 27/05). Ou, à tout le moins, en exhumer le désir enfoui. Outre la question de la durée de la séance analytique qui était fixe chez Freud mais variable chez son héritier -ce qui lui a été sévèrement reproché-, un autre des apports majeurs de Lacan a partie liée avec les objetsa, autre concept-clé du lacanisme, soit ces parties du corps qui concentrent la jouissance. Là où le vénérable Viennois avait pointé l’oralité et l’analité, le disciple de Gaëtan Gatian de Clérambault pointe d’autres coordonnées érogènes: la voix mais surtout… le regard. La question du voir et son jeu avec l’être vu est cruciale dans la théorie de Lacan. On en veut pour preuve le fameux stade du miroir, cette épiphanie narcissique visuelle lors de laquelle l’enfant prend conscience de son identité propre. C’est sans doute en raison de cette prééminence de l’image dans le corpus lacanien que les deux commissaires, Marie-Laure Bernadac et Bernard Marcadé, ont forgé Lacan, l’exposition – Quand l’art rencontre la psychanalyse.
L’art nous regarde
Chez Lacan, le voir est partout, l’œil est un sexe. Tout au long de son enseignement, il n’a eu de cesse de renvoyer ses fidèles vers des références artistiques. Dans ce domaine aussi, il se plaisait à renverser le rapport de force, en l’occurrence avec le psychanalyste. Selon lui, l’artiste était premier, “il fraie la voie”, a-t-il même écrit. De cette conception découle une vision paradoxale des œuvres d’art. Pour le psychanalyste français, ce sont des “objets-regards qui dardent le spectateur”. À lui de déchiffrer le savoir inédit qu’elles recèlent.
Pour mieux comprendre cette approche, il faut se référer à une anecdote mentionnée sur le cartel qui accompagne Petit Jean (2010-2023), une œuvre vidéo signée Julien Bismuth. Elle raconte un matin, en Bretagne, lors duquel Lacan embarque avec des pêcheurs sur un chalutier. Au moment de retirer les lignes, l’un d’entre eux, Petit Jean, lui désigne une boîte de sardines flottant à la surface des eaux. Il assortit l’objet métallique de ce commentaire: “Tu vois cette boîte? Eh bien, elle ne te regarde pas!” Lacan réalise que si la boîte ne le voit de facto pas, on lui chercherait en vain des globes oculaires, elle le regarde néanmoins. Ce qui entraîne un certain malaise. “C’est que saisi dans l’éclat métallique de ce produit industriel de la conserve que les pêcheurs ont pour tâche d’alimenter, il réalise soudain la vérité de sa situation de jeune bourgeois au milieu de ces pêcheurs pauvres. Regardé, Lacan, se voit privilégié, pas à sa place”, précise le commentaire qui résume ainsi la puissance des œuvres d’art capables de donner à voir et penser le monde.
La totalité de l’exposition du Centre Pompidou-Metz déploie cette fascination pour la “pulsion scopique”, comme l’a nommée Freud, à travers un parcours labyrinthique structuré comme un inconscient, c’est-à-dire fécond et en apparence chaotique. Les différentes sections s’organisent autour d’un concept théorique central (Le Nom-du-père, Lalangue, Topologies…), ciment qui leur permet de tenir en elles-mêmes et de pouvoir se visiter indépendamment. À chaque notion mise en avant correspond une constellations d’œuvres, souvent signées de la main d’artistes français, sélectionnées sur trois critères: leur mention dans les écrits du maître, l’écho conceptuel qu’elles suscitent ou encore l’hommage appuyé au psychanalyste français dont elle porte la trace.
Située à l’arrière du Parcours biographique sur lequel on tombe dès l’entrée, une œuvre occupant une section entière retient particulièrement l’attention. El Consultorio del Psicoanalista (2005) de l’Argentin Leandro Erlich constitue une sorte de mise en abyme de l’exposition tout entière. Passé un rideau, on pénètre dans une architecture double. Depuis une pièce sombre, le visiteur contemple le cabinet éclairé, riche en détails ornementaux, d’un psychanalyste. Le regardeur s’intéresse ensuite à l’endroit depuis lequel il regarde, à savoir une sorte de caverne platonicienne en forme de contrechamp immersif. Une paroi de verre empêche de rejoindre la lumière. Cette “grotte” sans couleur -ponctuée d’un mobilier brossé à grands traits, archétypal pour ainsi dire- ne peut s’interpréter autrement que comme une percutante métaphore de l’inconscient.
Acuité frappante
La matière plastique convoquée pour faire résonner, et non illustrer, la pensée de Lacan -la convergence est naturelle dans la mesure où les artistes se nourrissent eux aussi à la sève de l’inconscient- impressionne par sa densité. À vue de nez, entre 200 et 300 pièces zigzaguant de Carl Andre à Zurbarán, en passant par Carol Rama, Annette Messager ou Duchamp, dont Marcadé est le spécialiste, ainsi que des plasticiennes contemporaines comme Latifa Echakhch ou Tracey Emin -qu’enrichissent des archives et des extraits de films bien sentis. Il est question de Taxi Driver, Masculin féminin de Godard, sans oublier cette fascinante séquence extraite de Peeping Tom (Le Voyeur), un film de 1960 que l’on doit à Michael Powell, éclairant à la fois le lien entre l’œil et le désir ainsi que la manière dont la société patriarcale structure la forme du film de cinéma (le male gaze identifié par les féministes).
On est frappé par l’actualité des questions soulevées par le psychanalyste français. Une section comme L’anatomie n’est pas le destin déroule la discordance entre sexe biologique et identité revendiquée à travers les travaux jubilatoires de Pierre Molinier, Michel Journiac ou encore Nan Goldin. Mascarades, pour sa part, se penche sur cet “exister otherwise”, si cher à Claude Cahun: une façon de porter un masque, voire d’exagérer les codes et les signes de genre, pour résister à la taxonomie dominante. Il y a aussi ce Stade du miroir qui présente le Narcisse (1597-1599) du Caravage. Le tableau montre le jeune chasseur amoureux de son reflet entre ombre et lumière. Chaque détail de la composition est signifiant. En particulier, les genoux. L’un est couvert, l’autre dénudé. Ce dernier évoque un crâne à la manière d’une vanité, d’une méditation sur la brièveté de la vie.
Pour qui entreprendrait de lire tous les textes explicatifs et les cartels, on avertira que Lacan, l’exposition n’est pas de tout repos -comptez 5 heures de visite dans cette perspective. De nombreuses circonvolutions et une imposante matière à penser peuvent mener à avoir la tête en surchauffe au moment de quitter les lieux. Tétant l’un de ces cigares suisses torsadés qu’il affectionnait tant, Lacan botte en touche sur un film d’archives: “Je regrette que cela paraisse un peu compliqué. Cela n’est pas moi qui ait fait l’homme et la femme, un autre s’en est chargé”. Dont acte (manqué, bien sûr).
Lacan vs Méduse
Parmi la dizaine de sections qui accueillent l’exposition, une retient particulièrement l’attention: L’Origine du monde, nommée de cette façon entre autres parce que s’y trouve le célèbre tableau éponyme de Gustave Courbet, acquis par Jacques Lacan en 1955 et cédé à l’État par sa fille en 1995 en paiement des droits de succession. L’agencement de cette partie a bien failli ne pas avoir le même relief. En cause, des tergiversations quant à la présence de Miroir de l’origine, photographie montrant une performance de Deborah De Robertis. On se souvient qu’en 2014, l’artiste avait fait scandale en exposant son sexe ouvert juste sous le tableau de Courbet dans l’une des salles du Musée d’Orsay. Après l’avoir sollicitée dans un premier temps, le Centre Pompidou-Metz est revenu sur son intention de montrer son travail… Avant de finalement se raviser, peut-être en raison du refus de l’intéressée d’accepter cette étrange décision. L’œuvre se trouve désormais à proximité de la toile de 1866, entre Lucio Fontana et Valie Export.
“Il s’agissait d’empêcher toute invisibilisation de mon œuvre, cela représente une victoire politique et artistique, nous a-t-elle confié par courriel. L’artiste luxembourgeoise, passée par l’ERG à Bruxelles, de préciser ses intentions artistiques: “Ouvrir mon sexe c’est ouvrir la toile, c’est-à-dire remettre en question la représentation de L’Origine du monde. Je veux exposer ce qui reste caché dans le tableau, soit l’intérieur du sexe, et également pointer la morbidité sublimée de cette peinture exposant un corps de femme décapité, cadavérique. Mon geste inverse la perspective du tableau. En performant le rôle du modèle nu, j’offre à la composition un regard sur le monde. Un regard qui se veut le témoin de la violence dont ce sexe est l’objet. J’interroge également la place du modèle identifié féminin dans l’Histoire de l’art, en me positionnant comme autrice: être sujet et non pas objet.” Le tout n’est pas sans raviver le mythe de Méduse, tel que l’entendait l’historien de l’art Jean Clair: une figure féminine qui confronte le patriarcat au sexe et à l’effroi. Un contrechamp salutaire aux concepts lacaniens phallocentrés.
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